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LE PLAN ESCAMOTÉ




    Quand vous regardez en direction de la Seine depuis l’Ecole Militaire, vous ne pouvez manquer de voir au-delà du champ de Mars la silhouette majestueuse de la tour Eiffel. Cette dame de fer, devenue symbole de la Ville Lumière, faillit ne pas être construite. Avant même que l’on ne creuse les premières fondations, elle connut une mésaventure qui a, jusqu’à ce jour, été tenue secrète.

  Cela se passait au tout début de l’année 1886. J’exerçais l’activité de chroniqueur judiciaire au journal "le Temps". Mes articles m’avaient amené à rencontrer M. Victor Leclercq, qui avait aidé la police dans des affaires difficiles grâce à une étonnante méthode d’investigation. Nous étions devenus amis, et j’habitais avec lui dans un bel appartement sis au quartier latin, au numéro 37 de la rue de La Clef. Ce matin là, Leclercq me dit tout de go :
    - Dubois, je crois que l’appareil de M. de Thierry nous permettra de confondre bien des meurtriers.
Il me tendit le numéro 679 de la revue "La Nature". Mes yeux se portèrent sur l’article portant le titre de « La recherche médico-légale : grand spectroscope d’absorption de M. Maurice de Thierry ».

    A peine avais-je entamé ma lecture que notre logeuse, Mme Beltsung, fit entrer un jeune homme essoufflé.
    - J’ai essayé de le retenir afin de vous prévenir, mais il ne m’en a pas laissé le temps, fit valoir la brave dame, alors que le nouveau venu s’épongeait le front à l’aide d’un beau mouchoir brodé.
    - Ce n’est  rien, Mme Beltsung, nous allons nous occuper de ce monsieur, dis-je.
Et je poussais vers lui un bon fauteuil. Leclercq lui adressa enfin la parole :
- Asseyez-vous et reprenez votre souffle, Monsieur. Mon ami Dubois va vous servir un petit cordial.
- Merci, me dit-il après que je lui eusse tendu un verre de porto.

    J’eus enfin le loisir de regarder notre visiteur. Il était jeune, moins de trente ans, et portait une fine moustache blonde. Il était élégamment vêtu, comme un homme d’affaire.
    - Bon, maintenant vous allez pouvoir me raconter ce qui vous emmène, dit le détective après avoir allumé sa pipe d’écume. Car, outre le fait que vous vous appelez Adolphe Salles, que vous êtes ingénieur et dessinateur industriel à la société de M. Eiffel, que vous avez fait l’Ecole Polytechnique après avoir suivi la préparation supérieure au lycée Condorcet de Besançon, que vous fumez des havanes Montecristo, et que vous jouez régulièrement du piano, je ne sais rien de vous.
    - Ça alors ! On m’avait dit que vous aviez le don de divination, mais je ne voulais pas le croire, s’exclama notre hôte.
    - Oh ! Ne vous méprenez pas. Je n’ai fait qu’observer et déduire. Deux doigts de votre main gauche sont tâchés d’encre, de cette encre spéciale utilisée dans le tracé des plans industriels. Votre mise vestimentaire démontre que vous occupez un poste élevé, celui d’un ingénieur. Les initiales brodées sur votre mouchoir, A.S, ainsi que votre jeune âge m’ont amené à penser que vous étiez Adolphe Salles, polytechnicien et l’un des principaux collaborateurs de M. Gustave Eiffel, bientôt son gendre. Certaines intonations de vos phrases m’indiquent votre région d’origine. Et les quelques cendres répandues sur votre gilet présentent les caractéristiques de celles engendrées par le havane Montecristo, comme indiqué dans ma monographie sur ce sujet. La forme légèrement spatulée de l’extrémité de vos doigts indique clairement que vous êtes un pianiste assidu et régulier.
Leclercq lâcha alors une savoureuse volute de fumée en direction du plafond, comme à chaque fois qu’il réussissait une telle démonstration « théâtrale ».
    - Vous avez tout à fait raison, sauf sur un point !
   - Ah ! Et lequel ? demanda le détective, un tantinet étonné que l’une de ses déductions fût fausse.
    - Mon mariage avec Claire est maintenant bien compromis.
   - Je ne vois pas alors en quoi je puis vous aider. Cela dépasse le cadre de mes compétences, dit Leclercq avec une froideur qui me choqua. Puis il se leva de son fauteuil.
   - Un plan important dont j’avais la responsabilité a été volé dans mon bureau, expliqua alors le jeune ingénieur.
   - Ah, voilà qui est mieux ! fit Leclercq en se rasseyant. Dites-moi ce qui s’est exactement passé.
   - C’est l’un des plans de la tour métallique qui doit être construite pour la prochaine exposition universelle. Sans ce plan, l’édifice ne peut être érigé. Il faut absolument que vous le retrouviez.
    - Des faits ! Des faits, M. Salles ! exigea Leclercq.
    - Oui, bien sûr. Cela s’est passé hier entre midi et deux heures.
    - Bien ! Voilà qui est précis.
   - J’avais laissé le plan sur ma table à dessin pour aller déjeuner. En quittant la pièce, j’avais fermé à clef la seule porte d’accès. A mon retour, le plan avait disparu.
   - Avez-vous fouillé sous les meubles, afin de savoir s’il n’avait pas roulé dessous ?
   - Vous pensez bien que oui ! J’ai fouillé partout, dans les armoires, dans le bureau, dans le secrétaire, sur la table à dessin,  y compris dans le poêle à charbon. Mais rien ! Il avait disparu.

    Alors que M. Salles allait continuer son récit, Mme Beltsung vint frapper à la porte.
    - Oui, Mme Beltsung ? demanda Leclercq d’une voix contrariée.
    - Trois messieurs désirent vous voir.
    - Qu’ils attendent ! ordonna le détective.
    - Ils insistent. Voilà leurs cartes, dit la logeuse en les tendant à Leclercq.
    - Bon, qu’ils entrent !

~o~

    Mme Beltsung fit entrer trois personnages au visage fort préoccupé. Le premier, portant une élégante barbe noire et tenant une belle canne ouvragée, n’était autre que M. Gustave Eiffel. Le second, petit bonhomme à la figure ronde et rubiconde mais au regard pénétrant, portant un manteau froissé, nous était bien connu. Il s’agissait du chef de la préfecture de police, M. François Villard. Le troisième personnage, portant haut-de-forme et frac de belle facture, présentait un port altier. Il ne pouvait en être autrement de M. le Ministre Jean-Alain Dustrieux.

   Leclercq et moi-même roulâmes à nos invités trois bons fauteuils. Le maître des lieux les salua, tout en me présentant. Il ajouta :
    - Je sais, Messieurs, l’objet de votre visite. M. Salles nous en a touché un mot.
    - Donc, c’est parfait ! affirma Gustave Eiffel. Je vais être direct. Il faut que vous retrouviez ce plan. Dans moins d’un mois, mes ouvriers doivent commencer à creuser les fondations. Je saurai me montrer généreux.
  - M. Eiffel, je pratique des honoraires, et ils sont invariables. Mais pourquoi faire appel à moi ? M. Villard dispose de toutes les forces de police de la capitale.
    - Sachez, M. Leclercq que s’il n’avait tenu qu’à moi, je ne serais pas venu vous déranger, fit remarquer ce dernier avec une pointe de contrariété dans la voix.
Jusque là silencieux, le ministre prit la parole :
   - M. Leclercq, il en va de l’honneur de la France. Dans trois ans, nous accueillerons toutes les nations pour célébrer le centenaire de la Révolution de 1789 lors de l’exposition universelle qui se tiendra à Paris. Cette fâcheuse affaire ne doit pas être ébruitée. Si vous réussissez, la patrie vous en sera reconnaissante.
    - Je comprends ! dit le détective. Puis après un moment de silence rempli par un épais nuage de fumée blanche, il poursuivit : auriez-vous des précisions à m’apporter quant au vol ?
Ce fut le préfet de police qui lui répondit :
   - Le vol a été effectué hier entre midi et quatorze heures, pendant la pause méridienne de M. Salles. D’après les dires de ce dernier, l’unique porte d’entrée était restée verrouillée. Les fenêtres étaient demeurées closes. Ce qui en fait un sacré mystère.
    - Avez-vous fouillé partout ? demanda Leclercq.
   - Oui, partout, et vous savez comme mes hommes peuvent être efficaces en la matière. Nous n’avons rien trouvé. Les autres bureaux ont aussi été inspectés. M. Leclercq, il s’agit bien d’un vol.
    - Avez-vous quelque idée de son modus operandi ?
   - Pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Seule une complicité interne a permis au voleur d’accomplir son forfait.
   - Je pensais que M. le Ministre avait ordonné que la police ne devait pas intervenir, remarquai-je naïvement.
   - La police doit agir avec la plus grande discrétion. Et tous mes employés devront signer une promesse écrite de ne parler de cette triste affaire à quiconque, intervint Gustave Eiffel.
   - Afin d’éviter toute publicité fâcheuse, nous ne pouvons effectivement déployer tout l’arsenal des forces de police. C’est pourquoi nous faisons appel à vous afin d’aider l’inspecteur chargé de cette enquête, ajouta Villard.
    - Et qui est-ce ? demanda Leclercq.
    - M. Loiseau, que vous connaissez bien, m’a-t-on dit, ajouta Villard.
   - Limier estimable, s’il en est. Par contre, sachez que j’opère toujours seul, aidé de mon ami Dubois. Il n’est pas question que je sois le suppléant des forces de police.
    - Cela va sans dire, intervint le ministre.
    - Je passerai cet après-midi inspecter le bureau de M. Salles.
    - Toutes les facilités vous seront accordées, intervint Gustave Eiffel.
Ceci convenu, les quatre visiteurs prirent congé de nous. Après qu’ils furent partis, Leclercq se rassit dans son fauteuil favori et se frotta les mains de contentement :
    - Mon cher Dubois, voilà une affaire comme je les aime.

~o~

   






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