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LE PLAN ESCAMOTÉ

- suite 2 -


    Les bureaux de la société Eiffel étaient situés rue Pasquier, au numéro 35, dans un bel immeuble de caractère. La pièce dans laquelle travaillait M. Salles était meublée d’un bureau, d’une table à dessin, de deux armoires, d’un secrétaire, d’un tabouret, d’un fauteuil, de deux sièges et d’un poêle à charbon. Une porte massive donnant sur un couloir était la seule entrée. Trois belles fenêtres treillissées, surmontées de petits panneaux faits de vitraux multicolores, donnaient sur la rue Pasquier. Leclercq se mit à inspecter tous les recoins de la pièce, du sol au plafond. Devant l’étonnement du jeune ingénieur quand le détective se mit à quatre pattes, je lui expliquai :
    - Il cherche des indices.
Puis il observa minutieusement le parquet en bois en s’aidant de sa loupe, et ramassa avec une petite pince quelque chose que je ne pus distinguer. Il le glissa dans une enveloppe.
    - Puis-je ? demanda Leclerq en désignant le bureau.
  - Nous sommes soumis à une stricte règle de confidentialité ! dis-je à l’endroit de l’ingénieur qui hésitait.
    - Faites donc ! fit-il d’un ton las.

    Leclercq fouilla les meubles, allant jusqu’à jeter un coup d’œil dans le poêle à charbon. Après ceci, il inspecta la porte, puis s’attaqua aux fenêtres qu’il observa sous toutes les coutures. Il ouvrit l’une d’elle pour regarder dans la rue. Puis il leva les yeux. 
    - Avez-vous trouvé quelque chose, Leclercq ? Demandais-je.
   - Avez-vous des gens roux parmi le personnel ? demanda-t-il alors à M. Salles sans prendre le temps de me répondre.
    - Non, pas à ma connaissance, répondit le jeune ingénieur.
   - Le jour du vol, quand vous êtes rentré de déjeuner, toutes les fenêtres étaient-elles closes ?
  - Oui, tout à fait ! D’ailleurs, regardez, elles sont telles que je les ai trouvées.
   - Vous m’avez menti ! dit soudain Leclercq.
   - Pardon… bredouilla le jeune ingénieur.
Pour toute explication, Leclercq prit l’une des règles métalliques posées sur la table à dessin, puis s’en servit pour faire pivoter l’un des panneaux supérieurs en vitrail multicolore.
   - Je ne les avais pas contrôlés, ils sont situés trop haut.
  - Voyons, Leclercq, ils mesurent à vue de nez 50 cm sur 50 ! lui rétorquai-je sur un ton de reproche.
En effet, mon ami avait la fâcheuse tendance à abuser de saillies théâtrales, jouant parfois cruellement avec les nerfs de ses interlocuteurs. Satisfait par son inspection, il ajouta :
    - Votre poêle n’a jamais servi, M. Salles ?
    - Non, il n’a été installé que hier matin.
    - Vous n’avez plus à craindre les températures glaciales.
   - Et c’est tant mieux, car l’hiver dernier le froid était si mordant que je n’arrivais plus à tenir ma plume et mes règles.
    - Pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’acheter un poêle ?
   - Notre ancien comptable avait tout d’un harpagon. Heureusement que celui qui l’a remplacé est plus à l’écoute de nos besoins.
    - Il a donc satisfait votre demande.
  - Hem… Pas vraiment dans ce cas-là… Je dirais qu’il arrive même à devancer nos desiderata.
    - Ah ! Et cela a été le cas ?
    - Oui ! M. Lamote m’a proposé d’acheter un poêle, sachant que ma pièce en était démunie. C’est maintenant chose faite.
    - N’avez-vous rien remarqué de particulier le jour du vol ?
    - Non, rien de particulier !
    - Bon, je vous remercie M. Salles ! M. Eiffel est-il là ?
    - Oui, je vous conduis à son bureau.

    Nous retrouvâmes le grand bâtisseur qui nous accueillit cordialement. L’inspecteur Loiseau s’entretenait avec lui. Le maître des lieux nous donna son aval pour interroger ses employés.  Alors que nous nous apprêtions à prendre congé,  l’inspecteur affirma :
    - Nous nous heurtons à un cas très simple, tel que je le disais à M. Eiffel.
    - Tiens donc ! Et quel est le fruit de vos réflexions ? demanda Leclercq.
   - C’est forcément quelqu’un qui travaille ici, puisque rien n’a été forcé et que portes et fenêtres furent trouvées fermées.
  - Je réponds pourtant de mes collaborateurs comme de moi-même ! affirma Gustave Eiffel avec conviction.
  - Je les ai tous interrogés. Il me reste encore M. Lamote, le chef comptable, qui était absent.
   - Je ne crois pas que vous pourrez lui parler, lui dit énigmatiquement Leclercq avant de le quitter.

    Après cela, Leclercq et moi interrogeâmes les employés présents. A chaque fois, le détective posait la même question : « N’avez-vous rien remarqué de particulier ce jour-là ? ». A chaque réponse négative, Leclercq laissait transparaître sa déception, quand enfin, le concierge parla d’un fait qui intéressa grandement mon ami. Il déclara qu’un orgue de Barbarie lui avait cassé les oreilles alors qu’il prenait son repas de midi dans sa loge.
- Très bien ! lança mon ami.

~o~

    Nous étions sortis et avions fait quelques pas quand une voix mélodieuse appela :
    - M. Leclercq, un instant, s’il vous plait !
Une  jeune femme venait à notre rencontre, sortant elle aussi de l’immeuble Eiffel. Elle portait avec grâce sa robe composée d’une jupe à la polonaise à belles bordures, d’un corsage et d’un corselet à fine étoffe. Un joli petit chapeau à fleurs couvrait sa discrète coiffure aux reflets d’ébène et aux boucles harmonieuses. Son visage était charmant, tout en lignes délicates et aux lèvres admirablement dessinées. Elle nous regarda de ses deux yeux d’un noir de jais rehaussés de longs cils à la courbure parfaite. Une grâce sans nom rayonnait de toute sa personne, qui eût attendri le plus dur des cœurs de pierre.
    - Bonjour Mlle Eiffel, dit Leclercq.
    - Bonjour M. Leclercq. Je vous remercie de m’avoir attendu.
    - Hé ! Ho ! Dubois ! me lança mon ami qui avait remarqué mon trouble.
    - Heu… Oui… Bonjour Mlle…. bredouillai-je sottement.
    - Dubois, je vous présente Mlle Claire Eiffel.
    - Ah, oui ! Bonjour, Mlle Eiffel, dis-je en un sursaut.
    - Bonjour, M. Dubois, me salua-t-elle tout en me gratifiant d’un charmant sourire.
   - Bon, je vous écoute, Mademoiselle, dit alors Leclercq après qu’il m’eût jeté un regard ironique. Voulez-vous que nous marchions un peu ?
  - Oui, avec plaisir. Messieurs, je vous remercie d’avoir accepté d’aider Adolphe. Vous n’êtes pas sans ignorer que nous devons nous marier dans trois mois.
  - Nous sommes au courant, dis-je d’une voix douce qui m’étonna moi-même.
    - Continuez, Mademoiselle ! coupa Leclercq.
   - A cause de cette malheureuse affaire, j’ai peur que la carrière d’Adolphe dans l’entreprise de papa soit compromise. Certains de ses collègues sont jaloux de sa position. Je sais que cette pensée est laide, mais peut-être l’un d’entre eux a-t-il subtilisé ce plan dans l’intention de lui nuire ?
   - Nous retrouverons ce scélérat ! lançai-je avec force.
 - Mademoiselle, M. Salles a-t-il quelques soucis pécuniaires ? Répondez-moi franchement ! dit mon ami avec une froideur qui me heurta.
   - Le père d’Adolphe a connu de malheureux revers de fortune dans ses placements, et Adolphe doit rembourser un emprunt important qu’il a souscrit. Mais je vous assure que c’est un honnête homme, et qu’il remboursera sa dette rubis sur l’ongle.
    - Je suppose que votre dote est conséquente.
   - Oh ! M. Leclercq, vous n’allez tout de même pas penser qu’Adolphe désire m’épouser par intérêt !
  - Je ne le pense pas une seule seconde ! s’empressa de répondre le détective avant que je ne m’offusque de sa remarque. J’ai remarqué combien ses paroles trahissent ses sentiments pour vous. Mais, Mlle Eiffel, la police le saura bien vite. Et cela renforcera les soupçons de l’inspecteur Loiseau à l’égard de votre fiancé. C’est pour cela que je dois me hâter de trouver la solution de cette énigme.
Cette dernière phrase rassura la jeune femme, et me fit honte des reproches que je faisais à l’endroit de mon ami. Ses méthodes sont effectivement déconcertantes. Mais comme pour le médecin, la vraie compassion c’est le diagnostic juste, pour Leclercq, c’est de trouver l’exacte vérité.
Alors que je pensais à tout ceci, il me dit :
   - Mon cher Dubois, si vous n’êtes pas trop occupé, j’aimerais vous charger d’une importante mission.
    - Bien sûr ! Vous pouvez compter sur moi.
    - Veuillez raccompagner mademoiselle à son domicile.

~o~

    Le lendemain, je ne vis pas Leclercq. Il s’était levé dès potron-minet, ce qui était la cause de la mauvaise humeur de Mme Beltsung. Elle ne cessait de maugréer quand elle m’apporta mon petit déjeuner. Un mot du détective m’attendait sur la table disant que je ne devais pas l’attendre aujourd’hui. « Parfait ! », me dis-je in petto, « je vais pouvoir me consacrer tranquillement à deux chroniques judiciaires en souffrance pour le journal "Le Temps" ».

    Je me mis à l’ouvrage après avoir englouti ma copieuse collation matinale arrosée de deux tasses de café bien noir. J’avais quelques difficultés à me concentrer sur mon ouvrage tant l’affaire du vol du plan de M Eiffel me taraudait. Je dois aussi avouer que j’avais encore en mémoire les instants agréables de la promenade que je fis la veille en compagnie de Mlle Claire Eiffel. Mais bien vite, je chassais ces pensées tant elles me donnèrent mauvaise conscience.

   Malgré tout, je réussis à boucler ma première chronique malgré la visite d’une dame âgée, accorte et élégante, qui venait pour une affaire d’escroquerie. Je l’accueillis cordialement, et pris note de son problème afin de le soumettre à mon ami dès son retour. L’après-midi, je rédigeai mon second papier sans être interrompu. Vers cinq heures du soir, j’apportai les deux textes à la rédaction, et revins à l’appartement aux environs de six heures et quart.

   Un second client vint frapper à notre porte, et par politesse je le reçus bien que je me sentisse passablement las. Je remarquais qu’il avait une mine rougeaude et arborait un collier de barbe châtain.
   - Bonjour M. Leclercq, je m’appelle M. Augustus et je viens pour une affaire très grave de vol de bijoux.
    - Bonjour Monsieur, lui répondis-je. Je ne suis pas M. Leclercq, mais il a toute ma confiance et vous pouvez m’exposer ce qui vous emmène.
    - Ah non ! Ah non ! Je ne parle pas aux sous-fifres ! Je ne parlerai qu’à M. Leclercq !
   - Monsieur ! Je ne suis pas un sous-fifre ! m’insurgeai-je. Je peux vous dire que M. Leclercq et moi sommes amis.
  - Mon cher Leclercq, ce que vous dites me réchauffe le cœur. Excusez-moi pour cette petite facétie.
Et en un clin d’œil, je vis mon désagréable visiteur se métamorphoser en mon ami. Il lui suffit d’enlever ses postiches, ainsi que les bourres qui lui donnaient des joues rebondies.
    - Leclercq, vous ne devriez pas ainsi vous jouer de moi ! dis-je un tantinet vexé.
   - Vous avez raison, répondit-il alors qu’il enlevait la crème qui recouvrait sa figure. Mais c’était tellement tentant. Vous voudrez bien me pardonner.
    - Oui, bien évidemment.
   - Pour vous faire oublier ces émotions, je vous invite ce soir au théâtre, après un bon dîner au restaurant "La Faisanderie".
    - Au théâtre !? m’étonnai-je.
   - Oui ! Et pas n’importe quel théâtre. Au théâtre "Montmartre" !… Nous avons une demi-heure pour nous changer. A nos habits ! A nos fracs ! A nos hauts-de-forme ! Notre table nous attend !

    Après un délicieux repas arrosé d’un excellent Pommard, nous nous rendîmes au théâtre "Montmartre". Mon compagnon n’avait pas voulu dévoiler l’œuvre que nous allions voir, préférant m’en faire la surprise. Et surprise il y eut effectivement. Moi qui m’attendais à voir un drame magnifique, ou une divertissante pièce de boulevard, je fus stupéfait de découvrir « Le grand Flamelli et son spectacle extraordinaire ».
C’est avec une extrême curiosité que j’entrais dans la salle. Mon ami n’arrêtait pas de m’étonner. J’ignorais qu’il appréciait à ce point la prestidigitation. Et nous fûmes servis, tant les tours que ce magicien effectua nous coupèrent le souffle. Quand nous sortîmes, éblouis et enchantés, Leclercq m’offrit un havane, et après avoir allumé le sien, me confia :
    - Vous savez, mon cher Dubois, tous ces tours ne sont que de la pure illusion. Il n’y a rien de magique là-dedans.
    - Cela va sans dire, acquiesçai-je, mais avouez malgré tout que l’art de ce monsieur est grand
   - C’est effectivement du grand art. Dommage qu’il ne se contente pas d’éblouir le public.
    - Que voulez-vous dire ?
    - Ah ! C’est vrai, vous ne savez pas que ce monsieur qui se fait appeler « Le grand Flamelli » exerce aussi une autre profession, ou plutôt une autre forme d’art.
    - Cet artiste, ce prestidigitateur ! Serait-ce lui qui… ?
    - Tout à fait ! C’est ce monsieur qui possède actuellement le plan de M. Eiffel.

~o~








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