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esclave marron ou Cimarron en espagnol anhinga d'Afrique : oiseau pêcheur


version PDF de Anhinga, l'Africain



ANHINGA, L'AFRICAIN


Par Jean-Claude Koutchouk



À  Chantal  DAVID
Et la compagnie BEL  VIAGGIO
en  souvenir  du spectacle « MASQUES  ET LIBERATION »
Au château des Ducs de Bretagne à Nantes, les 9-10-11 février 2007
AVEC L'AFFECTION DE L'AUTEUR



« Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles

Millions d'oiseaux d'or, ô future vigueur ? »

Arthur Rimbaud (Le Bateau Ivre)

   
   
Anhinga ! Oiseau de liberté ! Oiseau pêcheur de rêves ! Tu es venu à moi et ma vie a pris un autre chemin !

Je suis un citoyen anonyme. Un homme dont on ne dit rien. Un monsieur "Tout-le-monde" que personne ne remarque. Je suis transparent comme l'air. Jamais de question existentielle !

Je vis ! … Mais est-ce vivre que cela ?

C'est le quatorze juillet. Sur la place, c'est la prise d'arme de la fête nationale. Il est à peine midi. Elle se termine. La façade de la mairie est pavoisée : le drapeau tricolore et le bleu aux étoiles d'or de l'Europe. La foule se disperse et se dirige vers les maisons où un bon déjeuner les attend.

Je suis ailleurs. Je rêve…de bastilles à prendre et à abandonner. Je suis prince, marquis, duc, évêque et paysan. Mon corps coupé en trois : tiers état, noblesse et clergé. Je suis, à la fois : Mirabeau, La Fayette, Danton et Robespierre. Je suis le roi dans sa prison.....je suis la France et ne suis rien.

Une force incontrôlable, venue des abysses de mon inconscient, me dirige vers un lieu qui m'est inconnu. Dans cet état second, je traverse la ville. Dans la direction opposée de ma maison.

Aucun besoin réel me mène. Comme si ce rendez-vous était inscrit sur un agenda que j'ignore.

Je pénètre dans un parc. Non pas par le portail principal, mais par la petite porte qui donne sur la maison du gardien. À peine ai-je fait quelques pas le long de la pelouse, qu'un sentiment de liberté me submerge, saisissant mon corps, mon cœur et mon esprit. Le bruit musical et doux de la cascade, le chant des oiseaux, viennent, seuls, troubler ma quiétude. Une chaleur caniculaire m'écrase et me liquéfie.

C'est étrange : cette clairière, ce kiosque à musique où, jadis, l'orphéon municipal jouait Strauss et Offenbach, et ces huit bancs en arc de cercle…je les reconnais, et pourtant, je jure n'être jamais venu en ces lieux. Une main invisible me prend le bras et m'entraîne vers un homme assis sur l'un de ces bancs. Il attend quelqu'un. Et ce quelqu'un…c'est moi !

 « Bonjour ! Je vous attendais ! …

 « Vous m'attendiez ?…mais on ne se connaît pas ! ……

 « Mais si, bien sûr !...vous vous nommez Germain, n'est-ce pas ? ……


Il éclate de rire devant mon désarroi. Son regard est doux et tranquille. Sa peau a la couleur noire de l'Afrique. Ma réponse est une question :

 « Comment le savez-vous ? …

Il semble ne pas entendre. Comme si notre situation allait de soi.

 « Permettez-moi de me présenter : Je me nomme Anhinga. Je, je n'ai pas d'autre nom... Ici, il faut avoir un prénom et un patronyme, ce n'est pas mon cas… »

Je suis sous hypnose…je suis moi-même et un autre à la fois. Suis-je devenu schizophrène ?.....
 « Anhinga !...vous être africain ?

 « Non ! Citoyen cubain, réfugié politique dans votre pays……

Son français est impeccable. Une touche d'accent hispanique, à peine perceptible, chante à mon oreille. Ouvrant un étui à cigares, il le tend vers moi :

 « Prenez ! Je vous en prie ! … Ce sont de véritables havanes. Respirez cette senteur parfumée...c'est la sueur des cigarières roulant les feuilles de tabac sur leurs cuisses nues. Mais…je m'égare…c'est de moi qu'il me faut vous parler. C'est pour cela que je vous ai fait venir !

 « Vous m'avez fait venir ?

 « Seriez-vous venu sans cet appel ?

 « C'est vrai !…je ne comprends pas comment je me trouve ici.

Mon domicile est à l'autre bout de la ville et aucune raison apparente pour faire tout ce chemin.

 « Ne cherchez pas à comprendre. Cela dépasse l'entendement cartésien d'un Occidental. Votre rôle est de faire connaître mon histoire. Vous l'écrirez à votre façon ou la raconterez à la manière des griots africains…comme il vous plaira ! …
                                               
Je sors un carnet et un stylo de ma poche. Prêt à noter et décidé à rester muet et écouter cet inconnu qui semble me connaître.

 « Inutile de prendre note. Votre mémoire est juste et bonne ! …

 « Vous me connaissez mieux que moi-même ! …


 « Sans aucun doute ! …… Commençons, voulez-vous ? … Bien que Cubain, mon histoire commence en Afrique. C'est la terre de mes ancêtres. Le pays, aujourd'hui, porte le nom de Burkina. Ma famille est issue d'une petite ville du nom de Kougourou. Elle est située à cent kilomètres de la capitale Ouagadougou. J'appartiens à la tribu des Bobos. Anhinga est le nom d'un oiseau africain, de la famille des cormorans. Il ne vole ni loin, ni longtemps. Rien à voir avec les migrateurs qui, chaque année, traversent notre terre de part en part…il vole mal mais c'est le roi des pêcheurs. Il est si doué que, pendant la colonisation, certains colons le dressaient pour leurs propres besoins, comme les chasseurs avec leurs chiens. Ce volatile ne supporte pas d'être prisonnier. Mis en cage, par l'homme, il s'évade s’il le peut, sinon il se laisse mourir. Il est, pour nous, le symbole de la liberté.

Le premier ancêtre, dont j'ai connaissance, a vécu au dix-huitième siècle. Il s'appelait N'botombo. Il était bûcheron,  si j'en crois la légende familiale. Capturé par le chef de la tribu et vendu à un acheteur, pour le compte d'un négrier nantais. Lors d'une courte escale à Nantes, où il organisa une révolte, il fut battu, rossé de telle façon qu'il perdit un oeil. Embarqué, il fut vendu à La Havane, à un planteur de cannes à sucre espagnol.

Il travailla durement, durant des années. Sur ordre du maître, il fut marié de force à une esclave. Une fois par an, un prêtre espagnol venait et mariait jusqu'à trente couples, ainsi forcés de s'unir. Aucun ne s'est jamais choisi. Un fils naquit et mon aïeul mourut à l'âge de quarante ans.

La vie des esclaves noirs, à Cuba, en ce temps-là, était terrible. Les enfants, dès l'âge de quatre à cinq ans, trimaient dur. Pour eux, pas d'école mais le champ de canne à sucre. Quand une fillette arrivait à douze ans, qu'elle était mignonne et plaisait au maître, il la faisait venir chez lui le temps qu'il souhaitait et en faisait une femme. Ensuite il la mariait  à  un autre esclave. Très souvent elle donnait le jour à bébé, que l'on nomma métis. Les enfants ne coûtaient rien mais, au contraire, rapportaient beaucoup aux patrons. Les enfants nés ainsi étaient considérés comme du bétail.

C'est  en 1880 qu'arriva l'évènement qui donna naissance au premier anhinga de ma tribu. Il s'agit de mon arrière-grand-père. À la suite d'une rébellion, les gardes, devant toute la famille des maîtres, attachèrent les meneurs, à des poteaux, et les fouettèrent jusqu'à la mort. Mon aïeul, comme tous les autres, assista au massacre. Il décida de s'évader dès qu'il en aurait l'occasion. On ne s'évade pas facilement d'une hacienda. Ceux qui le faisait, mouraient dans d'atroces tortures. Mon arrière-grand-père, lui, eut de la chance, il réussit sans être repris. Il vécut, ainsi, durant plus de vingt ans, dans la forêt, près d'une rivière. Vivant seul, ignorant ce qui se passait en bas, à l'hacienda et dans le monde. Les Espagnols appelaient ces évadés : des "cimarróns" (marrons). Ils furent très peu nombreux en vérité.

 
En 1901, par un beau matin ensoleillé, il entendit d'énormes clameurs : un mot, un seul, lui parvint aux oreilles : Libertad ! Convaincu que le changement était en marche, il descendit et apprit que les Espagnols étaient partis. D'esclaves, ils devenaient maîtres d'eux-mêmes. Des Espagnols, seule, leur langue resta, car tous avaient oublié leur langage d'origine. La république fut proclamée. Reconnu par les siens, qui le croyaient mort depuis longtemps. Sept mois après son évasion, un fils lui était né. C'était un homme qu'il avait devant lui. Il expliqua sa vie dans la forêt. Deux fois par jour il mangeait du poisson. Il avait appris, seul, à pêcher à la main. Il avait bâti une barrière de pierres au bord de la rivière, laissant une petite ouverture où les poissons s'infiltraient sans pouvoir ressortir. Il n'avait plus qu'à les cueillir, comme des fruits mûrs.

Le premier anhinga était né. C'est un esclave, arrivé peu d'années auparavant qui lui donna le nom de l'oiseau libre. Mon grand-père, mon père et moi-même, héritèrent de ce surnom.

En 1916, mon grand-père s'engagea dans l'armée des Etats-Unis. Il fit la guerre en Europe pour remercier les Américains d'avoir aidé le peuple esclave à se libérer du joug colonial, espagnol. Hélas ! pour les officiers et les soldats, bien que portant le même uniforme, il resta le « negar »! Il s'aperçut, trop tard, que la sollicitude de la grande nation voisine n'était due qu'à des intérêts économiques et stratégiques.

Démobilisé, en décembre 1918, il rentra à Cuba et constata, avec amertume, qu'ils avaient acheté toutes les haciendas à vil prix. Les anciens esclaves, maintenant considérés comme des hommes libres, furent, encore une fois, utilisés comme du bétail. Ils perçurent un maigre salaire qui leur permettait, tout juste, de se nourrir. Sommes dérisoires, comparées au travail éreintant qu'il fallait accomplir. Les anhingas qu'ils étaient tous, durent apprendre à pêcher pour s'alimenter.

En 1954, mon père adhéra au mouvement étudiant soutenant la révolution qui allait mener Fidel Castro à la tête de l'île. Après la chute du dictateur Batista, il fut nommé ministre dans le premier gouvernement  de libération nationale. Quatre ans plus tard, sur ordre du "Líder Máximo", il fut arrêté et emprisonné, sans que l'on puisse savoir le pourquoi de cet arbitraire. Il n'y eut jamais de procès et mon père mourut dans les geôles castristes.

C'est à mon tour de reprendre le flambeau. Hélas ! il est impossible de lutter de l'intérieur. J'ai fui mon île, toujours sous la dictature. Je prends le pari, que lorsque Fidel Castro aura quitté le pouvoir, les Américains reviendront et ce sera la dictature du dollar. Nous ne serons jamais libres. Ici ou ailleurs, je dois me battre…… Voilà, mon cher Germain, mon histoire : celle des anhingas de Cuba. L'aventure de ces oiseaux pêcheurs d'Afrique, capturés et envoyés au loin extraire la canne à sucre. Ils ont payé, de leur sang, le prix de la liberté. »

Que répondre à cela ? Après un long silence, je me décide à lui poser la question :

 « Pourquoi moi ? ……

Ses yeux se font frondeurs et, dans un rire :

 « Nous sommes tous sorciers dans ma famille. Je sais deviner et diriger les évènements avant qu'ils n'arrivent. Je ne pouvais pas confier mon histoire à n'importe qui…
       
 « Mais je suis n'importe qui ! ……

Pour la première fois, il me tutoie :

 « Le crois-tu vraiment ? En Europe, vous ne savez pas entendre ce qui vient d'ailleurs, l'inaudible à vos oreilles. Vous ne savez pas lire l'invisible. Lorsqu'il a été temps de dévoiler mon histoire, j'ai jugé utile de choisir un auditeur hors du commun. J'ai consulté mes ancêtres, là, dans ma tête. Ce sont eux qui t'ont désigné et m'ont éclairé sur ta personnalité…

 « Mais, encore une fois…pourquoi moi ?

 « Mais parce que tu es Juif ! … Qui, mieux qu'un  Juif, dont les ancêtres ont, eux aussi, souffert, été humiliés de mille façons, peut recevoir le passé de mes semblables ?

 « Moi…Juif… ?

 « Comment…tu ne le savais pas ?

 « Pas avec certitude…j'avais, bien entendu, quelques doutes sur mes origines. Mais, élevé dans une famille catholique pratiquante......Ne suis-je pas allé à la messe tous les dimanche de mon enfance ? … … Né pendant la guerre, en 1941, je n'ai rien su de mes vrais parents. Je n'ai appris, qu'il y a dix ans, qu'il avaient été déportés et morts dans un camp nazi, en Pologne, je crois. J'ai été adopté dès l'âge de six mois...je n'ai jamais eu d'autres précisions……

Je n'en crois pas mes yeux...Il éclate de rire. Un série de hoquets le secoue. Il parvient à articuler :

 « Tes parents adoptifs t'ont donné le prénom de Germain, non ? Cela vient de Germanie si je ne me trompe…Allemand en quelque sorte…marrant, non ?...


Il se lève, met ses mains sur mes épaules et me fixe avec bienveillance :

 « Je n'ai pas de fils. Je t'ai choisi… C'est à ton tour de devenir un anhinga. Ce n'est pas si mal, après tout, de changer la couleur de peau de cet oiseau-là. Tous les hommes naissent libres et égaux… C'est écrit en lettres d'or dans la déclaration des Droits de l'homme… Á toi de trouver le chemin de la liberté…à toi d'être l'oiseau pêcheur ! Il te faudra apprendre à pêcher dans la rivière pour mériter ce nom d'Anhinga et être, enfin, un homme libre. Allez ! ... Adieu mon ami ! … Adieu...mon fils !… »

C'est alors qu'il a disparu de ma vue. Je ne saurai jamais ce qu'il est devenu…


Maintenant, il me faut me battre avec l'administration pour changer de nom. Je dois me nommer Anhinga et oublier les noms que je porte aujourd'hui…


Je vais partir au Burkina, à la recherche de l'Anhinga, l'oiseau pêcheur, l'oiseau symbole de la liberté… Le rencontrerai-je ? ... Vais-je le trouver ? …


F  I  N


© Jean-Claude KOUTCHOUK, 2008



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