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IL FAISAIT SOLEIL, DEMAIN !

Nouvelle version : 2012
page 4
Par Gilles Delcuse

http://destroublesdecetemps.free.fr/
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Il reste des terres nouvelles à conquérir. Elles sont devant nos yeux imbibés d’alcool, saupoudrés de poussières d’angoisse, prisonnières de nos cages thoraciques, enveloppées des volutes bleues de la fumée d’une cigarette, à l’abri de nos insipides croyances. Il suffirait d’oser, pourtant. Juste oser. C’est le seul geste qu’il nous faudrait entreprendre sans hésiter. Oser, afin d’effrayer tout ce qui a vocation à restreindre et à interdire. La vie serait-elle trop petite pour oser braver ce qui la restreint ? Sont-ce nos petites manies de midinettes, offertes à tout appât qui se présente devant l’entrée de nos sexes humides de timidité, qui nous en empêche ?

Peut-être, ne sommes-nous seulement sensible qu'à la vision des muscles d’un théâtre de séduction. On se voit les embellir d’une cuirasse de fer, et attendre. Figé devant l’appât. Il y a un code secret. Evidemment. Il y a toujours un code secret. Un code pour que personne ne puisse s’emparer du désir à sa place. Pour ne pas l’égarer, et se dire qu’il nous appartient, ce code ; qu’il n’est rien qu’à soi. A soi ; personne d’autre. On l’appelle amour, pour se convaincre d’être séduisant. Amour. Un amour parfait qui ne souffre d’aucune convoitise. C’est ce qu’on veut. Alors, on le dissimule derrière un code-barre. Un amour au code ultra secret. Un code qui, seul, peut permettre à la machine à copuler de pénétrer nos organes. Machine vitale à laquelle on s’identifie jusqu’à s’y substituer. Organe machine phallique pour assistance respiratoire. Gorge pénétrée. C’est la vie maintenue artificiellement. Code-source génétique ; la source même de la vie, de notre vie, de celle dont on convient de son importance puisqu’il n’y en a pas d’autre… Mais, c’est pas important. Elle est trop légère. C’est une flatterie, pas un destin.

On se trouve dans l’embarras de devoir y croire, parce que son absence effraie. On a trop bien appris à aimer très peu…

On attend de l’amour qu’il nous offre ce qu’on ne saurait donner, parce qu’on montre toujours la même face, celle qui fixe notre sourire par une sculpture dans un marbre glacé. Une identité qui se montre sous l’angle de la séduction, dans un renouvellement permanent, que sa répétition flétrit. Les ans n’y sont pour rien. C’est une question d’imagination. Mais, on ne saurait guère imaginer que ce que l’autre montre, et qui est soi, inversé. Que sommes-nous, sinon des monstres ordinaires sur l’échiquier de la folie humaine…

Il y a du désabusement à être soi-même en permanence… Il suffit de gratter un peu la couche superficielle de notre hypocrisie. L’harassant destin recouvre de tristesse l’aventure qui s’installe dans la durée, parce qu’elle est dictée par l’envie de repousser à demain ce qui n’existe déjà plus aujourd’hui, et qui ne repose que sur des souvenirs confus. L’accouplement de l’amour s’est chargé de l’accouplement du renoncement. Parce qu’il n’est d’amour dans un toujours que d’amour pour un moment, que l’instant d’après recouvre d’oubli. Un instant qui peut apparaître au crépuscule des siècles, comme un nuage noir s’étale sur l’horizon et glace le soleil, mais que rien n’évite de redouter. Les ravages de la contrariété qu’on peut lire sur les visages… ces visages qui contiennent ce que les lèvres retiennent dans un sourire mélancolique.

Amour éperdu dans l’étendue de la convoitise, anéanti sitôt énoncé ; la magie flatte les carapaces figées dans l’anxiété ; les vide de leur sang, comme le sable s'égrène à travers les doigts, après avoir effeuillé l’hymen de leur naïveté, et ouvert la voie aux convictions sans fondation, mais qui fondent les certitudes, provoquant l’érection d’une architecture de métal agrippant ses griffes sur la paroi des poumons de l’envie.

Ici, l’aventure soudaine, d’un moment frivole que des amants découvrent, s’efface alors dans le temps, et laisse place à la gestion du profit et des refus, du travail et des horaires ponctuels. L’habitude accroît insensiblement la docilité.

Esquiver l’issue fatale de la passion, pour la morne sécurité affective… L’amour se fait devoir, et la domestication s’installe durablement, distribuant à chacun, et selon les circonstances, le rôle qui lui est dû. Père, mère… Frère, sœur… Une naissance à peine désirée, l’école, l’argent… Puis , les déconvenues… Et la raison que l’on se fait, à défaut de rompre d’avec une si déraisonnable existence. On se rassure en se disant qu’on a atteint l’âge de la maturité, alors que cette évocation ne fait qu’en souligner la puérilité.

Les nuits et les jours finissent par se mélanger, jusqu’à leur disparition. Nuit blanche pour journée fade ; nos sexes d’affamés s’égarent dans le labyrinthe des désirs, privés trop vite de tout, et qu’un injuste mariage scelle jusqu’à un inavouable divorce.

La vie se fane bien avant de commencer à s’épanouir.

Fin rigide qu’une faim frigide n’arrive pas à combler, les amants se divertissent de n’être pas gagnés par une frénésie de copulation provoquée dans un moment d’excitation lapidaire, lorsqu’ils se dirent qu’après tout, qu’importe qui est chacun, pourvu que le miel de l’existence s’écoule langoureusement, le long de leurs cuisses nuptiales, se croyant à l’abri de la sédimentation que le temps  recouvre comme autant de couches qui se superposent, et s’affaissent, et se rident jusqu’à la disjonction qui laisse apparaître des veines bleutées entres les plis de nos manquements.

Qui est qui ? On ne sait pas vraiment. Moi ? Toi ? De toute façon, c’est du moi que le miroir renvoie. Un moi ignoré de tous ; convoité de soi-même, sitôt que se précise un intérêt, un intérêt à odeur de sexe ; un corps suave ; une chaleur estivale ; le goût salé de la chair… Une chair couleur peau qui suinte son amer désir par ses pores.

C’est l’amour d’aujourd’hui dans son indésirable délire, parce qu’on ne saurait exister sans l’autre. Ce rapport à l’autre rythmé par des Il faut, des Tu dois, des Je veux, qui se répètent inlassablement comme une mécanique de précision, et qu’imperceptiblement mais inéluctablement, la fourche gauchie de son orientation décale vers son réquisitoire. C’est le temps des reproches insignifiants ; ils finissent d’éparpiller ce puzzle dans l’impatience des rôles de chacun, donnant l’illusion de les avoir assemblés, jusqu'à ce qu’un tremblement redoutable finisse par dérouter cet inconcevable alibi vers son précipice, et le réduise en miettes. Inconfortablement, on cherche à s’éloigner de ce naufrage pourtant inévitable ; on aimerait tant éluder la déroute de nos sentiments. Accoucher de nos certitudes, et ne rien admettre en dehors d’eux. Se protéger des influences qui finissent par nous submerger, et accourir vers d’autres ports, dans d’autres lieux, au creux d’autres bras, enveloppé par d’autres cuisses, avec des formules choc de format toc pour tout bagage.

On croit pouvoir dire des Je t’aime, et c’est ridicule. On ne crée que des rapports d’appartenance. On aime, alors on veut. Le sujet de notre amour devient l’objet de nos désirs. De la passion à la possession, le liant s’incruste dans les moindres interstices, jusqu’à ce qu’il déborde du costume trois-pièces que l’on a endossé pour toute parure, et finisse par provoquer la brisure.

Combien de fois faut-il se détromper, pour se saisir dans sa vérité ?

La vie, finalement, se résume à n’être qu’une somme émotionnelle de rapports transitoires, séparés par des reproches et des regrets, entres deux soleils enfiévrés qui s’achèvent dans des souvenirs fantasques.

Il ne s’agit pas de s’accepter ; il s’agit de nous comprendre. Faire en sorte que la peur ne soit plus un guide, parce qu’elle ne nous emmène nul part. Elle ne fait que figer les faiblesses les plus accentuées, et ruine la force qui doute d’elle-même, dans des massacres immodérés. La peur n’est pas une conseillère mais une imprudence faite de tremblement et d’impudence. Sous l’emprise de la peur, on se trompe si souvent qu’en croyant se révolter, c'est seulement l’amertume qui s’exhale par le ressac de la bave contre nos lèvres. Et c’est en vain, qu’on userait d’une prophylaxie par l’apport de la beauté. La beauté n’est rien. Elle n’est que ce qu’il reste lorsque l’on a retiré l’essentiel, un vernis qui attire la convoitise et la jalousie, et transforme le désir en dégoût.

L’hideuse odeur du ressentiment. Rien d’autre.

*

Chimère de la jeunesse, on croit trouver la beauté dans le bonheur afin de se verrouiller au malheur, ne pas laisser une dépression impossible à supporter, s’installer comme une maladie vénérienne dans nos sexes. Malheur, c’est un mot si compliqué à définir. Il y a tellement de malheurs, tous plus inconvenants les uns que les autres, plus impudiques, que l’évocation de ce mot provoque une misandrie presque instinctive envers l’espèce humaine, et qu’il faut être misanthrope pour ressentir toute la force du malheur dans sa beauté. Car pour aimer l’espèce humaine, il faut accepter ses travers sans débord, au-delà duquel règne le plus bas des instincts, la haine que l’on rencontre chez tous ceux qui jouissent de leur statut de chef, tous ceux dont la soumission à leur rôle plus autoritaire que responsable, les empêche de penser ce qu’ils sont, les oblige d’apparaître pour ce qu’ils ne sont pas, dans un sursaut infamant de culpabilité. Ici règne la morale des esclaves, la morale chrétienne. C’est le monde de la désolation. Où passe le christianisme, la liberté est vérolée. La force devient autoritaire. La beauté se cache derrière un voile honteux. Les sexes se désolent de n’être plus qu’une fonction reproductrice. La vie s’amoindrit jusqu’à s’abaisser au service d’une grimace. Une ascension qui se mérite, sanctionnée par des juges à la peau vermillon et le regard métallique de l’Inquisition, ce regard défonçant les chairs comme le violeur, un sexe, et non ce regard pénétrant la clarté dans la chaleur du désir.

L’amour est pris en étau, entre le mors de l’égoïsme et celui de la convoitise. Les jours sont comptés. Il ne restera bientôt plus que la possibilité de choisir la manière la moins brutale de disparaître, du croc de boucher à l’irradiation nucléaire… Rien ne nous sauvera, pas même la littérature ; d'ailleurs ce n’est pas sa vocation. Il y a trop peu de lecteurs, de lecteurs véritables pour qui lire soit un terrain d’aventure rempli d’obstacles et de révoltes. Il n’y a plus que des lecteurs adaptés à la novlangue, formatés pour une digestion rapide d’une culture de fast-foods, sans goût ni couleur remarquables, aussitôt lu, aussitôt dissoute par les sucs gastriques d’un temps atomique tenu en embuscade, et qu’un sniper pourtant prévisible, fait crépiter de son mépris, par surprise, dans le dos d’un public dérisoire. Un public de roman, cette forme ridicule d’écriture qui invente un monde qui voudrait parler du réel, mais qu’il ne sait que  contrefaire ; ce public qui tourne en rond dans la salle des pas perdus d’un hall de gare, en partance vers nulle part, oublié d’où il vient, et que personne n’attend, encombré d’un roman insipide jamais lu, jamais ouvert, toujours vomi. C’est l’état de la conscience de maintenant.

On rêve de tout changer. Mais, cela reste encore un rêve. Sitôt entrevue, cette possibilité, le rêve se fait cauchemar, et le mouvement de recul se fait plus lourd. On veut un soleil qui éclaire l’horizon, mais les ténèbres restent notre préférence ; on s'en enveloppe sans méfiance. Le soleil nous éclabousse trop de sa luminosité. Apparaître ouvertement en guenilles est un cauchemar bien plus cruel que de rester enveloppé sous le manteau épais de notre obscurité.

La petite musique qui s’écoule du sommeil de notre raison, et le berce, peut encore continuer de se faire entendre sans disgrâce.

*

Où se trouve ce relief tant décrit par les poètes et les géographes ? J’observe l’horizon. Je le scrute à la recherche du moindre indice qui pourrait me mettre sur la bonne voie… La bonne voie… Celle que l’on s’approprie en se disant qu’elle est forcément la meilleure, alors qu’elle n’est qu’un désir de plus au rayon des fantasmes. Aussi loin que je tâche de pénétrer dans le brouillard lointain qui délimite la ligne d’horizon, se distingue de plus en plus nettement le décor. Des couches successives de platitude apparaissent. Et le relief ne marque que les plis provoqués accidentellement sous les coups maladroits de nos sexes que l’on tente de joindre, timidement, sous l’influence de nos pulsions.

Le relief, le vrai relief, on le redoute comme un obstacle infranchissable que l’on rencontre après avoir manqué le virage, à l’âge de la séparation, à l’âge de la finition figurative de la mort, à l’âge des possibles qui ne bâtit que des sentences.

Tout se présente sous l’optique déformante de l’orgueil ou de l’humilité. Et ça forme relief. Un relief qui présente ce défaut d’effacer toute dimension, de réduire notre champ de vision à la seule dimension insignifiante qui forme cercle autour de notre propre détail. Chercher à supprimer cette erreur de parallaxe, c’est ouvrir des hostilités insoupçonnables. C’est le terrain des comparaisons et des jugements. Le tribunal de la médiocrité en action.

Se laisser encercler, ou pénétrer… Le temps n’est plus ce que nous pensions ce qu'il fût. L’identification s’est perdue au large de notre ignorance. La vie est devenue un décompte permanent qui met en balance les pertes et les profits. Il n’y a pas de place, dans cette convention, pour la colère. La colère est la parole de l’insatisfaction qu’il faut calomnier pour ne pas risquer la voir se transformer en révolte. La colère enfin domestiquée, nous apparaissons en monstres pacifiés qui la vouent à l'échec, en la recouvrant d’habits d’apparat au permanent sourire de marbre blanc.

On vieillit. On vieillit d’oubli. On vieillit de l’accumulation des cadavres. La matière vivante de l’humain est cadenassée. On se rend complice de notre propre enterrement qui n’autorise que la diffusion de voix dissidentes à la tonalité écologiste, afin d’empêcher le jaillissement de la mauvaise conscience, celle qui n’attend pas d’être justifiée pour se manifester. La colère n’est plus le fruit de la révolte, mais celui du scandale et de l'indignation, ce revirement de la bonne conscience, cette excuse à la résignation.

En fait, nous n’aimons de la vie, non pas ce qu’elle offre, mais ce que nous pouvons lui prendre. Nous nous approprions la viande, nous la tuons, nous la vidons, nous la découpons, nous la désossons, et nous donnons le reste aux chiens. C’est notre goût immodéré pour la vie. Nous nous croyons gourmets, et nous nous montrons gourmands. Nous aimerions déguster, et nous ne faisons que dévorer. C’est notre bonne conscience, la conscience de ce nous qui n’est pas tout le monde, mais seulement quelques-uns, ceux qui se proclament, avec un cynisme criminel, propriétaires de la planète, et que la veulerie de leurs serviteurs appellent Les Grands de ce Monde, pour dire en quoi ces grands sont  seuls maîtres, mais seulement par la fourberie de ceux qui les reconnaissent.

Il n’est pas de rapaces généreux. Les restes qu’ils abandonnent à la convoitise des affamés n’est pas même dicté par un élan de pitié, mais de mépris, sans aucun doute une façon hypocrite de se faire pardonner leur lâcheté. Rien d’autre. Parce que la pitié trahit le mépris qui se calfeutre derrière son sourire.

L’ère glaciaire de nos sentiments n’arrive plus à réchauffer nos cœurs indolents. Seul, le précipice frénétique de la nouveauté permanente, arrive à éclairer par un semblant de lueur, un désir que l’on croit généreux, alors qu’il n’est que le squelette appauvri d’une imagination sans substance, l’envie soudaine de faire comme tout le monde, afin de croire être dans le bon mouvement, alors qu’on n’appartient pas même à l’idée que l’on se fait de l’humanité, mais seulement, à un rouage inessentiel de son bâti, une vulgaire carcasse, une place sans défaut parce que sans qualité. Un pion de plus sur l’échiquier de la vie, qui peut bien disparaître sans que les règles ne s’en trouvent modifiées en aucune manière. Une vie qui se résume à n’être qu’une inexistence dans le grouillement ordinaire du flux et reflux d’une société, dont on perçoit les traces, comme une juxtaposition d’images en mouvement aux couleurs néons pastels que rien n’arrive à retenir ; que rien n’arrive à fixer dans la durée. Des plans-séquences qui se chevauchent l’un sur l’autre dans un présent permanent, évanescent, fluide caustique sans consistance dans lequel on ne se baigne jamais deux fois de suite. 

L’on croit s’assembler au présent, et c’est là qu’il s’évanouit, emportant dans son néant l’espoir et la jouissance. Futile instant ; moment unique; paradoxe insurmontable qui brûle les projets jusqu’à ce qu’il ne reste de l’amour que les cendres de l’imagination. Mais peut-on admettre, un instant, que l’amour ait disparu ? Peut-on se résigner à un tel cataclysme ? Ne serait-il pas plutôt passé à la clandestinité, à l’abri de tout ce qui cherche à en détourner le sens ? A l’abri des jugements et de la censure, à l’abri des castrateurs aux multiples raisons, depuis les mères dévorantes jusqu'aux prêtres émasculés, au creux d’une forêt dense, plus dense encore que la forêt noire au goût salé qui s’élève sur la colline d'un pubis nubien ?

L’amour d’aujourd’hui a un goût de castration. C’est le grand retour de l’Ordre. Cet ordre qui s’oppose à l’épanouissement de la vie ; cet ordre qui veut en juguler ses manifestations les plus sensuelles, les plus juvéniles, les plus sexuelles. Ce même ordre qui exhibe la chair d’un homme crucifié parce que, dans son abondant délire, une légende veut que ce Christ aux mille vertus, ait refusé aux sanhédrins le monopole de la vérité, parce qu’elle restait inaccessible, c’est-à-dire sans effet. Une vérité sans effet est pire qu’un mensonge insipide, parce qu’elle agit comme une censure. Elle interdit toute manifestation qui vient la contrarier. Cadenassé d’une ceinture de chasteté,  l’amour est relégué au purgatoire du désespoir. Les moralistes fin de siècle viennent de refaire leur maudite apparition. Ils viennent purger les bas-ventres encore vierges, des souillures du désir ; en lustrer la surface de toute scorie. Sous les projecteurs fragmentés de la censure, la moindre tache apparaît pour un défaut insupportable qu’il faut purger avec le cloaque qui stagne au creux d’un imposant bénitier dont la sculpture volumineuse obstrue l’entrée des églises, tel un garde invisible et puissant qui se dresse pour vérifier la validité de l’état d’avancement du degré de soumission des ouailles, avant de gagner le devant de l’abside, centre de toutes les infections liturgiques.

La vie part en désuétude. Vue de loin, de très loin, elle semble n’être qu’un assemblage d’ensembles aléatoires de courbes fractales. De près, elle se montre factice. Dès qu’on en parle, la vie devient fiction. Une somme de fictions contradictoires. Des existences aux multiples saveurs sanglantes qui se fixent, comme des caillots résiduels bouchent une plaie mélancolique, et se couvrent de feuilles mortes. Ces feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle, et qui jonchent le sol comme autant de cadavres aux couleurs flétries.

Les branches nues se couvrent du froid automnal. Au loin, l’apparition de la mort se fait entendre. Le glas sentencieux rythme le cortège des vivants vitrifiés, attendant dans une fausse résignation contaminée par la peur, leur propre tour, dans un désordre irrespectueux, dont les trois coups de théâtre annoncent l’entrée en scène.

La nuit s’abat vite sur le ciel, l’hiver. Les branches nues se métamorphosent en os à l’allure contrariée par l’arthrose à la croisée des nœuds,  et se couvrent de cendres noircies. La mort se fait mémoire, ce cube glacé qui scelle le temps sur des sculptures tombales. La conscience oublieuse sélectionne le rappel des mémoranda, ces taches de honte qui culpabilisent la liberté, et inhibent les sexes pubescents.

Cimetière, jardin ceinturé comme une bauge carcérale, propice à la plénitude des âmes sans vies, quadrillé de bureaux anthropophages rehaussés de la blancheur livide d’une statue de grès ; architecture émancipée de ses cathédrales et de ses pyramides énigmatiques ; monument vidé de ses géomètres, nul n’y entre que pour s’y recueillir. Constat d’un désastre qui se situe entre les vivants informels et les dieux imaginaires.

Les cimetières sont remplis de ces naufragés sans destin, perdus au bord des rivages ciselés de l’oubli. On s’impatiente de les entendre; on se lasse de leur silence. Quand donc, viendra ce jour où la beauté s’affranchira des cimetières ?

Rompre avec cette circularité, c’est mordre dans l’empreinte irrésolue du devenir-monde de notre espèce. Mordre chaque jour qui reproduit inlassablement ce devenir. Mordre jusqu’au sang ; mordre jusqu’à l’os, jusqu’à ce que le soleil atteigne son ombre, et s’élève enfin par dessus les cendres humides du désespoir. Faire en sorte que chaque jour, les cendres froides de nos impasses se réchauffent, que le permafrost de nos sentiments éclate enfin pour laisser jaillir le destin, comme du sperme jailli d’un méat comprimé sous la pression du désir.

Nous vivons ces temps rigoureux où la force démontre la vérité par la sanction d’une loi, sourd à tous les raisonnements. Comme aux temps ténébreux qui soumettaient tout jugement à l’impitoyable faiblesse du clergé romain, les désirs sont jugulés, pris en étau par les mors acides d’une puissance exacerbée par l’égoïsme, dictée par l’effusion mercantile de ses prérogatives arbitraires et controuvées, abusivement imposée par tous ceux qui ont jeté leur sexe dans l’égout de leur angoisse, afin de protéger la fragilité de leur cuirasse. 

La force, bestialité musclée aux mille tenailles, trahis la faiblesse des organes. Chez l’homme, nulle excroissance particulière, pas même le sexe, pour servir de protection. Rien. Aucune corne, aucune griffe, aucune incisive… Juste la veulerie des uns pour servir d’exemple aux autres, et l’exposition d’organes génitaux pour tout appât. On chercherait en vain une autre origine à la culture. Et c’est avec ça, qu’il se fabrique des généraux, des ministres, des ingénieurs, des professeurs, des chefs de toutes disproportions, ces infirmes de la pensée comme critère du devoir qui recherche le bien-être à défaut de liberté.

Puis-je me permettre cette petite digression ? Ce n’est pas le bien-être qui est à rechercher, mais la liberté, sans laquelle rien de grand ne peut se faire dans le monde, sans laquelle ne gouverne que l’obsolescence de l’esprit. Le bien-être suffit à combler les âmes porcines, mais le sentiment de liberté éprouve le besoin de faire éclater son hymen pour s’épanouir.

Lorsqu’il ne reste que le bien-être pour toute ambition, une part de soi a échoué ; une part intime ; la passion, cette énergie du désespoir qui fait fi de toutes les conventions, de toutes les prudences, de toutes les habiletés, de toutes les banalités. Le temps s'installe dans la monotonie, et rythme le voyage de la vie sur une étendue solitaire, dans la patiente attente du dernier souffle. Ultime libération pour l’âme captive du tic-tac monotone et mécanique qui s’égrène sur le fil des secondes, à cheval sur la flèche du temps, comme le Doc Folamour sur Little-Boy, avec toute la distance qui s’étale sur l’ennui et s’achève dans le néant. 

Là, la rupture se fait brutale. Ajuster avec un fusil à lunettes et un traité de cuisine, le moment choisi pour son ultime fatalité, et maintenir à distance tout ce qui fait écho à la désapprobation de cette attente, dans un périmètre respectable. Prédateur plutôt que grégaire, c’est avec des convictions que l’on dévore l’existence ; des convictions alimentées par l’intestin. C’est ce qu’il reste de la cervelle, lorsque le cerveau s’est vidé par l’huis anal dans les canalisations de l’opprobre et de la soumission. Jouissance futile d’une mécanique défectueuse, en attendant un jour prochain moins nuageux, comme Dostoïevski attendait la conscience, et appuyer sur la détente, parce qu’il n’y a de vérité que son propre mensonge, qu’il suffit de faire accroire. Le reste n’est qu’une question de rapport de force.

Finalement, c’est une question de peau, ce bord étroit et fragile qui nous enveloppe et que l’on ferme, pour ne pas laisser deviner l’hystérie qui incube dans notre intérieur ignoré. On sort couvert de plastique par crainte du réel, cette bousculade de la routine qui fonctionne au moyen d’artifices médicalement assistés.

Peur de vivre, parce que la vie est une succession de moments qui se transforment jusqu’au trépas.

Chaque matin, cependant, le jour arrive à percer le brouillard. Mais, c’est un matin-peur ; un matin sans vie qui ouvre les persiennes ; un matin qui refuse de sourire, parce que plus rien n’est saisissable. Un petit matin blême collé sur un soleil blanc. La lumière reste suspendue entre le désir de soi et le mépris de l’autre, les eaux boueuses de la vérité pour toute évidence. 

Le style du monde est moribond. L’empoisonnement est devenu la norme. Tous les gueux sont voués à crever comme des chiens errants. Empoisonnés par l’industrie, ou mitraillés sommairement, qu’importe. C’est la même chose, l’une peut-être plus sale, plus délavée, plus morveuse que l’autre. C’est que l’océan de la vie est à marée basse. Bientôt, il sera asséché dans l’ordinaire renoncement à se dresser, tel un vît épuisé d’abandon, figé à jamais dans la glaciation des esprits.

C’est pourquoi le soleil de mon réveil est blanc comme un linceul.

Alors, que reste-t-il à l’horizon ? Peut-être préméditer sa propre mort, avant d’être enseveli sous la cendre de notre enfer.
 
Mes yeux sont las. Témoins qui perçoivent le crépitement du futur assombrissant le présent qui s’étale sur l’horizon blanchi, un peu comme une crème annonce les coliques du destin. Hier était demain. Aujourd’hui n’est plus. Personne ne patiente. Tout le monde est désabusé. Personne n’attend plus rien. Attendre quoi ? Qu’un définitif conflit vienne effacer la terre avec tous les souvenirs qu’elle transporte sur son dos d’esclave ? Il n’y a plus rien à attendre parce que plus rien ne consacre à l’érotisme enfiévré de notre chair bestiale.

Plus rien.

Maintenant, pour notre plus grand malheur, nous sommes enfin domestiqués.



C’était demain, et aujourd’hui, je m’ai tué ;
C’était demain, qu’hier je n’existais déjà plus ;
C’était demain…
Le temps de passer une dernière fois le film de sa vie froissée…
Une toute dernière fois…

Il faisait soleil, demain !



Fin
(année 2006
revu et corrigé en 2012)


© Gilles DELCUSE, 2012.

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