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IL FAISAIT SOLEIL, DEMAIN !

Nouvelle version : 2012
page 3
Par Gilles Delcuse

http://destroublesdecetemps.free.fr/
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Je suis descendu vers le niveau le plus bas, celui que l’on touche lorsqu’on a atteint le trou béant qui se trouve au plus profond de l’intérieur de son être. Au niveau le plus bas que contient l’échelle des valeurs sociales, au-delà de la cage thoracique de sa folie, là seulement où il est possible de trouver la satisfaction de s’être débarrassé des oripeaux d’une vie présentable, pour une nudité absolue. Vomir le désespoir afin d’atteindre la lucidité, cette lumière du clair obscur invisible pour autre que soi, parce que rien n’arrive véritablement à entacher l’immondice croupissant qui stagne sous la vie. C’est que plus rien n’est laissé entre les mains captivantes des sans-rien. Plus rien, parce que nous sommes arrivés à cette étrange phénomène que plus rien ne semble avoir de l’importance, car rien ne ressemble plus aux inutiles projets pour demain que l’inutile souvenir d’un hier plus dérisoire qu’inquiétant. Il reste la cuirasse solidifiée de l’esprit mercantile, que son éphémère passage impose comme un tatouage, au point de rendre la vie insalubre. Ah ! sublime condition : appréhender le vide à s’en remplir l’âme jusqu’à saturation. Jusqu’à la cassure. Jusqu’à vomir ses propres parties génitales dans un sourire de condamné.
 
Arriver jusqu’à la saturation de ne plus parler que de soi, parce que, très franchement, on ne parle jamais que de soi, même lorsqu’on évoque un dieu ; surtout lorsqu’on évoque un dieu, parce qu’alors, on y ajoute l’angoisse métaphysique du face à face avec soi-même, devant son inévitable néantisation. Qu’est un dieu, sinon la figure de sa peur devant son propre néant… L’angoisse interdit de parler au-delà de soi. C’est que l’âme déchirée entre l’avant regrettable et l’après ténébreux d’un rien devenu néant, provoque chaque sexe à se donner la parole, le poignard à la main. Et, dans un geste brutal, déchirer la bouche aux commissures des lèvres pour en faire jaillir l’amertume, puis s’asseoir sur le cœur pisseux de sang frais, pénétré de spasmes convulsionnaires. Chaque nuit suit chaque jour en pissant sur la lèpre des murs. Le vent s’est levé pour cette fois encore. On peut le saisir à pleins poumons. Et comme chaque fois qu’il se lève, il claque comme un coup de fusil sur la joue. Comme chaque soir que le soleil n’a pas chauffé.

Et cela n’a aucune importance. On donne aux choses une importance, dans l’espoir de les faire perdurer. Mais, rien n’a d’importance, parce que rien n’est épuisable.

Cependant, là, au fond de la cave abîmée de mes souvenirs, j’ai fait glisser quelques mots entres mes doigts. Pour rien, sinon peut-être pour me consoler en me disant qu’en définitive, ma verge aura dévoré quelques sexes en forme de morceaux individuels, entre deux silences lointains qui finirent par faire oublier le désir que l’esprit unit à la chair. Inquiétante libido désaxée ; zob en déroute sans alibi… C’est l’hallali. Pauvre spectacle qui voit ses propres sentiments lâchés… Quand l’ibis désaxé n’épouse plus la fente de la jouissance, la dérive des sentiments amorce son lent et inexorable mouvement vers le bord du précipice de ses angoisses ; un bateau ivre perdu au beau milieu de nulle part sur une mer déchirée.

Ce jour-là accoucha de la Salpêtrière ; la vie n’a pas voulu conchier un cadavre de plus. Je suis vivant malgré moi.

*

Lorsque j’entrepris de gravir une à une les marches inégales de mon escalier intérieur, je ne pus m’empêcher de penser à l’écriture ; la mienne ; celle d’un débordement alcoolique purgé à travers le filtre de plomb de mes envies sodomites. J’avais frappé à la porte de ma mort, et elle n’a pas voulu s’ouvrir. Alors, j’écris dessus comme s’il s’agissait d’écrire sur la peau d’une femme sensuelle qui se refuse au désir. Avec suavité, mais à pleine main. En attendant qu’au crépuscule d’une nuit plus noire que le noir des soirs ordinaires, son sexe s’ouvre vers le gisement de mon puits de pétrole gluant, et m’assombrisse au fond de cette forêt pubienne pour une éternité sirupeuse et enveloppante.

Lors, mon souffle odeur-soufre de ma réincarnation, a fait repartir l’écriture, comme on démarre un moulin rouillé de n’avoir pas servi depuis longtemps. Et ma mémoire retrouve des traces, comme un naufragé solitaire examine le désert de son histoire, égaré au beau milieu d’une tempête de sable. Là, il faut braver l’impuissance, ou succomber dans la déroute. Je ne connais pas d’autre lieu. Trop indigent pour penser dans les cénacles de la philosophie institutionnalisée ; trop orgueilleux, peut-être, pour m’y amadouer. Mon écriture transpire ma vérité. Elle ne brille pas comme la fausse monnaie des académiciens. Elle trace la marge des caniveaux. J’expose les raclures de mon estomac, comme d’autres exposent leur rivière de diamants. Après tout, la clarté est de même composition ; elle provient de ces mêmes mains calleuses qui ont masturbés leur gland afin d’en faire jaillir l’arc-en-ciel derrière le rideau d’un soleil jaunâtre.

L’écriture, je l’ai découverte à peu près dans le même moment que l’étrange sensation qui anima mon sexe, à un âge où le plaisir n’était pas encore un outrage débordant de culpabilité, peu de temps après l’apparition médicalement provoquée d’attributs masculins, que la paresse de ma nature avait négligé de faire éclore. Découvrir un organe neuf en en cherchant le sens sur l’étagère interdite de la bibliothèque familiale, entre Le monde du sexe de Henri Miller et un traité de gynécologie… Jouer de l’un à l’autre, entre des moments dérobés à la marche nuptiale du monde du travail. L’écriture est la vasque qui accueillit mes soudaines semences juvéniles. 

J’écris comme me viennent à l’esprit les soliloques, servitudes de mes effractions ; parce que l’écriture est une humeur. J’écris comme un voleur, à la dérobée, sans autorisation ni diplôme. J’écris pour forcer le temps à traduire une destinée à des congénères illettrés. J’écris comme on croit en l’existence, la pudeur en moins. J’écris dans l’inquiétude d’une écriture vraie qui ne se laisse appréhender que dans le mensonge. J’écris à la dérobée, clandestinement, sans imaginer un instant qu’un regard inquisiteur se portera sur mes soliloques. J’écris pour me compromettre dans la contradiction. J’écris pour contredire cette compromission. J’écris dans l’espoir de boucher mes trous de mémoire avec un ferment lactique imbibé de gaz hépatique au renvoi sarcastique. J’écris à chaque minute,  pour faire tampon périodique sur la ponctuelle irrégularité du temps. J’écris selon mes humeurs, à brûle-pourpoint, avec des relents au goût jaunâtre. J’écris pour effrayer les psychanalystes, trop oublieux de leur propre vide. J’écris les assemblages hétéroclites de mes morceaux posthumes. J’écris pour résister à ma perte. J’écris à la perte de mon réel. J’écris pour faire, de mon réel, un organe sexuel.

Mon écriture veut être cette maturité que ma jeunesse volontaire avait détourné des mains noueuses d’une église chrétienne conquérante plus que rassurante, étouffante plus que sécurisante. J’avais commencé mon écriture contre dieu. Maintenant, j’écris sans cette hypothèse. Passer de l’opposition du christianisme à l’indifférence de ses préceptes. Se débarrasser d’une hypothèse pleine de poison libère l’esprit d’un poids de culpabilité intolérable et renforce son attachement à la liberté.

Le sens d’une écriture devrait toujours prendre la direction de la liberté, pour ne pas se perdre.

Ô combien chacun, par un formatage inavouable, est abonné à l’étroitesse de son esprit borné… Cette paresse d’esprit, produit du nivellement d’un bonheur artificiellement maintenu par les rouages du travail et de l’argent qu’il impose comme la seule valeur possible à défaut d’être réelle. Dans cette confusion qui fait, de la tromperie, la seule élégance reconnue, il devient nécessaire de se définir. Ma définition, c’est du doute qu’elle provient. Fatalement. Non pas du doute comme confort d’un système, mais du doute comme luxe de mon vertige. Du doute comme invitation à se jeter du pont du sommeil, afin de s’éveiller à la vie. Quel aphorisme n’en douterait pas ? En finir avec les idées rustres et autoritaires, qui annoncent leurs vérités au mépris de la vie, et refusent de s’incliner malgré le poids de leur basse besogne ; ces idées que recouvre, le mot détestable de politique.

Ni esthétique, ni même seulement allégorique, l’arrogance qui juge du bien de ses propres actes ne peut voir en l’autre qu’un ennemi de ses présages. Alors, cette arrogante miniature enfle. Elle enfle jusqu’à devenir la seule ombre visible sur toute la surface du globe, avec l’idée affolante de vouloir éteindre les ambitions et les désirs qui lui résistent. C’est à partir du doute comme volonté, que peut provenir l’antidote. C’est la force de l’écriture. Une écriture, qui trahit les tremblements incertains fait, du doute, une force de frappe. Mon écriture tient dans mes doigts les certitudes de mes doutes. Douter des certitudes de l’adversaire, voilà le remède pour le déséquilibrer. Être certain de ses propres doutes, voilà le remède pour se renforcer. 

Il n’y a pas de mots inabordables. Il y a les mots que l’adversité interdit ou calomnie, et ceux que l’on impose, parce que la musique qu’ils font entendre, sonne comme on aime entendre le rythme chaud de la respiration lors de coïts saturnaux, quand le va-et-vient de la verge fait éclater le méat dans la matrice, en provoquant le souffle court de la volupté...

Eloigné de toute académisme, l’écriture transpire les odeurs moites de l’auteur ; en transcrire l’émotion ; accoucher les idées. La difficulté d’approche n’est que l’aveu d’une fatigue d’érection, plus que de la stérilité de ses organes. Au contraire, il faut partir à l’abordage, pénétrer les idées comme on pénètre en territoire inconnu ; les violer comme on s’empare de la chair de la terre.

Je sais que l’océan des mots a englouti d’immenses déceptions ; de projets avortés en répétitions insolentes, c’est d’une somme d’échecs dont hérite, l’humanité entière. Elle se trouve au milieu de ces mots, avec la balance des jugements pour la maintenir en équilibre. Et c’est ainsi que la division signifia le renversement des peuples fiers en individus soumis. Pourtant, le milieu des mots est dérisoire. Il ne tient sa force que par le mensonge. Ce mensonge, celui de propriétaires blanchâtres au goût d’appât gluant, que la cupidité distrait de leur méchanceté. Misère de la mendicité qui fit de la vie, un travail.

La propreté de la morale n’est que la morale de la propreté.

Il s’est agi de ma préservation, lorsque la Salpêtrière a transformé mon avenir en oubli. Mais cet oubli a lissé imperceptiblement l’ordonnance glacée de mes mots couverts, caustiques, laxatif d’une humeur noirâtre. Depuis, je délaisse ceux qui se trouvent d’excellentes vertus ; ils constipent trop l’esprit pour rester fréquentables. Toutes ces familles chrétiennes au teint pâle de trop baiser les pieds d’une statue de croix. Dégoûtantes idolâtries. 

Je me délasse dans la différence, parce qu’un trop plein de déférence possède des qualités délétères que l’indifférence guillotine ; ça fait distraction mais non reconnaissance. Ce ne sont que des mots happés dans les mors du vent de l’impatience, entre les rôts du métro souterrain, et les plis d’un insectivore volubile. Et attendre, dans un futur primitif, la cargaison avariée d’un tonnage sémantique.

Attendre.

Attendre dans l’espace tordu de son immédiat après soi, que des champs magnétiques n’électrolysent des chants pathétiques. Les idées clair-obscur d’un naufragé solitaire, échoué sur une plage surpeuplée, se dissolvent dans le grouillement domestiqué des pensées vides. Et en fait, je veux juste savoir si chaque nuit, c’est la même lune qui l’éclaire, parce que la mienne est brouillée par l’ivresse de mes étranges inquiétudes. Il me semble bien que le temps est vidangé de sa substance humaine ; qu’il est devenu ce chronomètre que tout le monde redoute, mais que chacun respecte, parce qu’il le ressent comme un abri, alors qu’il fait irruption dans l’irréalité de la vie avec un grand bruit, en imposant le silence catacombe, accroché à la combustion crépitante de la mèche, avant la sentence attendue du retard...

Silence des fourmis.

Une gigantesque colonie de fourmis en partance vers des pâturages clôturés. Une armée de salariés qui s’éveille à l’intérieur du sommeil. C’est la nuit. Une nuit sans fin. Une nuit opaque qui ne laisse rien filtrer.

Ecrire dans la nuit, pour faire du silence un paradis.

Rien n’est affranchi ; rien n’a disparu. Tout est gelé tels ces cristaux d’améthyste dans leur gangue. 



II


« Or il s’agit de vivre. »
(Miguel de Unamuno,
Le sentiment tragique de la vie)


De ce qu’il reste.


Il faudra se réveiller un matin. Il faudra se réveiller en commençant par se poser la question de savoir quel jour, véritablement, sommes-nous ; celui de nous-mêmes ; celui qui a oublié le jour d’hier par défaut d’ignorer celui de maintenant. Il le faudra. Sans doute pour marquer un début de sagesse, afin d’arrêter la marée montante de la folie ; de freiner l’habituelle négligence qui nous fait regretter le sommeil parce qu’un instinct de soumission nous fait obéir comme l’animal d’un cirque dans l’enclos du destin, et fait de la lueur du jour un devoir parmi tant d’autres anonymes.

Se réveiller rocaille… On se gratte… On s’étire… et puis, on fonctionne enfin. Enfin prêt pour un maintenant de soumission dans l’oubli du labeur sacerdotal. Faire autrement… Impensable. Hors de cette soumission, la vie n’est pas la bienvenue. C’est ce que l’on croit. C’est ce qu’on nous a appris, quelque part dans une jeunesse escamotée maladroitement pour un avenir insaisissable.

Alors,
Quel jour, sommes nous ?
C’est la question de nos origines. Depuis quand ose-t-on parler ainsi ? Qui sommes-nous pour oser nous poser cette question aussi désastreuse ?

Trouver la réponse, enfermés dans la forteresse de nos solitudes respectives, à l’abri de la mémoire, ignoré de chacun, oublié de soi-même. Tel est le destin qui nous est programmé comme séance permanente. Il y a de la place. Toujours. Et si elle vient à manquer, il reste les strapontins. Au pire, il y a les marches d’escalier. On se pousse, on se tasse, on s’écrase. On admet tout, sans réfléchir. Pourquoi réfléchir ? Pourquoi prétendre à être ? Attendre un bouleversement iconoclaste, afin de voir au-delà de l’horizon les charniers de notre avenir. Que devrions-nous y voir d’autre ? Et qu’espérer d’autre ? L’espoir n’est-il pas devant nos yeux, étalé le long d’une ligne de fuite qui va se perdre tout au bout d’une jetée ? On le distingue à peine dans la brume qui recouvre l’atmosphère. Tout juste si on s’aperçoit des contours sinueux du chemin – notre chemin – inégal, piégé, qui se laisse découvrir à chaque pas, devant nos yeux inquiets. Un long chemin qui serpente jusqu'à la berge ; notre berge. Celle qui nous est échue à défaut d’être un choix réel, depuis laquelle nous gesticulons, nous croyant libres alors que nous existons si peu, incapables de nous manifester autrement que pour réclamer la protection de l’emploi de notre force d’esclave, afin de jouir dans les alcôves infernales de la mendicité supermarchandisée.

Ca forme être par identification. C’est en vain qu’on y trouverait une vérité. Rien de vrai ne saurait s’exprimer. C’est le terrain de notre propre négation. Nous sommes, par défaut de n’être pas. Nous disposons de cette certitude pour unique vérité. Pitoyable croyance. C’est le secret du contenu de la solitude, la fausse solitude, celle qui dresse des pierres de granit autour du socle en argile qui forme la base bien fragile de notre édifice. Car, au fond, nous ne sommes qu’une forteresse de néant. Mais, c’est au fond de cet abîme qu’il nous revient de trouver les perles scintillantes qui, enfilées une à une à travers le fil du destin, font de chacun le lieu de la certitude d’être loque en lambeaux, ou clochard céleste.

Alors, prêt ?

Prêt pour une ruée improbable vers l’or de l’espoir et finir fossilisé au pied de la falaise, désabusé, asséché.

Alors, reprendre la question : qui sommes-nous ? Des êtres de solitude, en partance vers notre Terra Incognitae, pareil à Christophe Colomb à la recherche de terres nouvelles, naufragés au large d’une Inde imaginaire, plus soucieux, sans doute, de suivre une ambition qui nous apporterait la gloire, que de nous soumettre à la raison marchande d’un empire méprisant. Que sommes-nous, face à la puissance d’un commerce plus prédateur qu’indigné, et qui devra s’emparer de ces terres nouvelles afin de les piller pour enrichir la puissance de nations que rien ne redoute ? Tout juste une pittoresque honte satisfaite de s’engorger des lumières de la ville moderne, en lisière d’un excessif plaisir futile.

Brouhahas intempestifs et lassants, partir en quête d’une tranquillité improbable… Nés sur les territoires de l’illusion, comment chercher un autre point de fixation, et ne pas risquer de perturber le sens de notre boussole aléatoire ? On meurt si vite ; si vite pour un rien ; avant même que notre propre rien ne s’emplisse de néant. Mort prématurée d’une vie nourrie-plastique ; trois-quatre pièces hachélem à pris discount… Unique accès à la Nouvelle Philosophie, cette pensée marketing qui se fait passer pour une réflexion, afin d’inviter à travailler pour s’acheter la sécurité qu’abusivement on compare à la liberté et la protection de la vie. Liberté de choisir entres les divers modes d’achat sous surveillance, et qui impressionne par l’exclusivité de ses expositions. On se croit unique à faire un choix que tous, nous accomplissons de la même manière, pour la même raison, semblables aux multiples gouttes d’eau que charrie l'incontinent fleuve de nos illusions.

En quête d’un travail dans l’espoir d’une liberté méritée, c’est une autorisation d’existence qui nous est distribuée en échange, comme on distribue des notes à la fin d’une année d’école, qui se mesure en salaire pour tout prix de la liberté, seule valeur qui a vraiment cours dans le monde de l’infantile esclavage généralisé.

Travailler pour acheter un petit peu de liberté. Le reste du temps est nécessairement chômé, parce qu’il est inutile.

Un temps inutile est un temps nuisible. Du moins, pour ceux dont la vie est construite sur ce sacerdotal principe. Il ne vient pas à l’esprit que toute la grandeur de la vie est d’être parfaitement inutile, et c’est parce que la vie est inutile qu’on peut la consacrer à l’Art.

Qu’est-ce que l’usage de la vie ?

Le temps perdu… Ce temps qui ne dispose pas d’une saveur d’origine incontrôlée, qui a perdu le sens qu’on devait lui attribuer avant de l’engendrer ; un temps, dont le goût se serait perdu dans la nostalgie à la simple évocation de sa texture, et qui éveille l’inquiétude sous l’impulsion d’une dérive de l’insatisfaction qui nous fait alterner regrets et désirs. Alors, on se noie dans un salaire qui nous fait confondre difficulté et mérite, et nous fait croire acquérir honnêtement ce qui n’est qu’un effroyable malentendu. C’est ainsi que l’idée de liberté nous monte à la tête, comme le désir s’empare de nos organes, pour une richesse dont on reste irrémédiablement exclu. On se persuade que le travail est à l’amour ce que la liberté est au sexe, parce que tout devient interchangeable par l’argent. Même le vît besogne, lorsqu’il pénètre la soumission d’un sexe femelle. Copulation et travail… seul projet tenu pour de l’humanité. C’est cela, le droit au travail, deux mamelles qu’il faut traire jusqu’à ce qu’elles soient taries, jusqu’à satiété de l’égoïste agonisant dans ses glaires. Et on finit par copuler pour engendrer la transmission de cet égoïsme.

C’est un temps si déraisonnable qu’on n’ose même plus mettre les morts à table. Les fous, eux-mêmes, en ont perdu la raison. Aujourd’hui, plus personne n’ignore que le travail ne rend libre que depuis peu, depuis que la philosophie allemande est devenue la norme, du côté de la Pologne, entre Staline et Hitler. C’était probablement par un jour impossible que la fusion de la folie et de l’histoire, un soir sans mémoire, a vu le triomphe du christianisme ombrager le festin des Barbares, pour un monde froid comme un morceau de métal blanc, un monde qui fait du commerce, le centre de son orgueil, un monde qui s’expose, un monde qui se définit comme le World Trade Center, le centre même du monde existant.

La mémoire, avec le temps, ne se bonifie pas, elle s’abandonne.

Il est loin maintenant, ce temps des camps de concentration qui étaient apparus aux confins de l’ère glaciaire annonçant l'ère carcérale moderne, avec ses néons et ses fils de fer barbelés-électrifiés. Depuis cette époque presque oubliée, une avalanche de libertés, toutes plus étranges les unes que les autres, se sont abattues sur des randonneurs trop confiants dans leur naïveté, sans même leur laisser le temps de jouir de la perte de leur vie. Qu’importe. Des milliers de petites sauterelles en mini-jupe galopent, de saut en saut, à travers leurs employeurs respectifs, à la recherche de leur soumission, prêtes à avaler les miettes d’une vie qui consacre la fiction pour une tranquillité de domestication ; et tous, nous nous en trouvons heureux, parce que le couteau oublié dans la gorge s’est émoussé depuis longtemps ; les angles arasés se sont arrondis. Les titres au porteur jalousé ont remplacés les titres d'une noblesse méprisée. C’est le prix de la vie de maintenant ; elle s’achète, elle se vend, elle se casse, elle se meurt. Et, pour en jouir, il suffit de l’oublier.

Le monde est beau; il pleut dans la mémoire. Le terrain des idées se couvre de boue. La chasse aux cadavres est ouverte. C’est le prix du silence. La chasse est ouverte, et on étale les cadavres. Un pied, un tronc, un visage… Ce sont nos amis, nos compagnes, nos enfants, qui sont exposés, dénudés, le corps violacé d’ecchymoses, à plat sur le bitume, éteints.

Nous nous comportons en gisant. Nous sommes devenus ce que nous redoutions, le produit de l’ignorance. Nous nous sommes perdus dans la poussière qui devait marquer nos origines. Effacés à jamais du moindre souvenir. N’est-ce pas le prix de notre silence, le prix de notre pacification ? Nous aspirons tellement à la fermeté de la paix, paix bénite pour une liberté fossile, que le moindre refus provoque, en nous, une déchirure abominable, l’atroce peur de voir se vider nos tripes dans les chiottes de notre consentement ; vider jusqu’à n’être plus qu’une gargouille aplatie.

Si l’esclavage contient la révolte comme remède à sa condition, la domestication contient la pacification comme condition à cet étrange esclavage moderne. Le dialogue s’est ouvert sous forme de chantage. Toute revendication est acceptable dès l’instant qu’est accepté son dénouement, la fermeture de ce qui n’était qu’une parenthèse ; ébauche d’une critique qui se finit en protestation bien vite résolue par l’aménagement des divers rapports de force en jeu, et la liquidation des provocations à l’abri des remparts d’une usine.

*

.../...
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