2001
(Texte élaboré à partir d'un rêve)

LA BELLE ENDORMIE



C'était la nuit, une nuit sans lune, cotonneuse : une grosse virgule dans le temps et ses points de suspension. La mer, elle-même, paraissait évanouie, prise dans ce gant de brume. Les rouages de la vie tournaient au ralenti, en surface. Quand ils débarquèrent, ils passèrent en V, comme une flèche danse. En un instant, silencieux, ils furent à l'ouvrage, pas une fermeture ne résista. Toute la maisonnée dormait. Il fut défait, roulé, pris, mis dans un sac ; sa femme, piquée de la même manière, laissée à l'abandon dans son sommeil. Cette brutalité extraordinaire n'avait duré que quelques secondes. Le commando s'en retourna, ni vu ni connu, dans la purée de pois.

Quelque part, loin des siens, Aymé s'en été allé. Quand il se réveilla, il était sanglé, nu, sur un siège, renversé en arrière. Il était vaseux, ses yeux clignaient sous la lumière crue. Il tourna la tête ; et là ; il les vit, derrière la vitre, large et rectangulaire. Cette histoire n'avait ni queue ni tête ! Il était temps de se réveiller, mais sa conscience, embrumée, patinait. Puis la vitre sauta, comme un bouchon de champagne ; dans le même temps, il fut entouré. Il se sentit palpé sur toutes les coutures : il était à la merci de ces inconnus. A côté de lui, ils se pressaient et se congratulaient. Sa perception reprenant quelque densité, il commença de spéculer : à priori, ils ne voulaient pas sa mort, mais leurs visages n'avaient aucune expression.

Sous la coupole, il se mit à rire, il avait l'impression de servir de cobaye à la table d'opération. L'aurait-il décidé, il était incapable de résistance. Il se pommait de bonne volonté. Minutieusement, il fut refait. Ils l'ouvrirent, lui mirent un boîtier dans la poitrine, une pastille derrière la tête et un bracelet au poignet. Il fut ensuite tatoué, tubé, transformé en scaphandrier, relié à toutes sortes de bidules. Avant de « partir », il eut un hoquet ; puis il se tourna, et tourna comme une chauve-souris, en rond, dans les ténèbres du désert, sans jamais trouver où s'accrocher.

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Aymé regardait par la fenêtre, quand le type entra. Il était « extra » ! Il avait ce crâne pelé qui fait fureur de nos jours, copié sur un bonze ; et ; ses yeux, vairons, étaient ronds, sans un cil. Tout en lui, était terne et inexpressif. On l'aurait couché sans mal sur un étal de boucher, tant il ressemblait à une saucisse. Aymé voulut lui parler ; mais l'autre pris son corps, et le tourna d'un geste brusque ; lui maintenant les bras dans  le dos, il lui appuya sur la pastille à la nuque. Aymé reperdit la force d'agir, et fut amené, docile, par les couloirs, sous la conduite du sbire qui lui tenait la main.

Sur un claquement sec, il retrouva sa conscience. Il était dans un bureau, toujours en pleine lumière. Face à lui, se trouvait un aréopage, gourmé, en blouses blanches. Aymé pataugeait dans l'incompréhension. Il voulut savoir, comme la hache fend le mystère, ce qu'il faisait devant eux ; où il était. « mais où suis-je ? » : s'écria-t-il ! Les « Masques » n'eurent même pas un froncement : il est vrai, ils n'avaient ni cils ni sourcils, eux aussi ! Compassés, ils le fixaient. Enfin, un au milieu se décida, son crâne s'ornait d'une infule. Il fit signe, impérieusement. Aymé alla s'asseoir à l'endroit indiqué, sur un tabouret ; et là ; il eut droit aux explications. Ils commencèrent par le chapitrer :
- Vous, terriens, qui n'êtes pas rien, mais si peu, sous-développés et arrogants, comme les ignorants, sur votre petite planète, et cetera ! …

Aymé portait tout le poids du péché originel : des errements à n'en plus finir, qui faisaient jaser les « compéthologues » : (spécialistes, érigés en confrérie, étudiant le comportements des êtres vivants, dans l'univers entier) ; et pourtant ; ils lui demandaient de servir pour leur compte, d'utiliser au mieux ses compétences à leur profit. Aymé avait une forte personnalité, ils le savaient ; aussi ils n'avaient pas chercher à le persuader, non ! Plus simplement, ils lui avaient mis le marché en main : « tu acceptes, le temps qu'il faudra, et tu reverras peut-être un jour, ton nid sur Terre ; tu refuses, tu mourras, et tu condamneras ta famille par ce même choix » ! Alors Aymé n'avait pas eu le choix. Il avait dodeliné de la tête et dit oui, écrasé de stupeur. Il serait chirurgien pour ces gens-là, et il fut emmené, sans plus de cérémonie, vers son nouveau lieu de travail.

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L'hôpital se présentait sous la forme d'un gros camembert entamé, posé sur de grasses prairies. On y accédait aussi facilement que les hirondelles sur les toits, par toutes sortes de navettes volantes. Aymé et son guide en avaient emprunté une. A l'arrivée, ils furent pris en charge par une délégation qui les conduisit tout droit dans une salle d'opération. Là, il eut la surprise de revoir un collègue, un camarade, qu'il croyait disparu depuis longtemps. On demanda à Aymé de s'équiper, sans lui laisser le temps de s'enquérir sur le sort de cet homme : drôles de retrouvailles ! Son camarade retrouvé : Sylvain, devint son assistant ; et ; ils commencèrent à jouer du bistouri. Autour d'eux, on observait, et on était aux petits soins. C'était un test. Le patient était un chien et l'opération était simple, Aymé s'en tira bien.

Des robots-nettoyeurs avaient rempli leur office et poussé les êtres à se retirer. Dans la pièce attenante, Aymé avait ôté ses gants et regardaient ses mains, songeur, lorsque Sylvain lui tapa sur l'épaule :
- Tu vois ce que je vois ? …
Et il montrait une vitre qui s'obscurcissait. Peu à peu, elle fut bientôt, entièrement, opacifié. Aymé essaya une blague :
- On tire le rideau, tu crois ?
Sylvain le regardait, rieur :
- Tu y es presque ! … Si je te disais que c'est un laveur de carreaux…
- Ah ! bon ?
- Regarde donc !
Aymé colla son nez où il devait, et ce qu'il vit, le laissa pantois : une grosse limace glissait sur la paroi. Derrière elle, les baies étincelaient. Sylvain le tira de sa réflexion, une nouvelle fois :
- Bon ! tu viens ?
Et à la cantonade :
- Ceci dit, je crois qu'ils sont contents de nous.
Aymé lui emboîta le pas, immensément las.

Le naufragé s'accroche à tout ce qui bouge, aussi bien qu'aux idées fixes. La question lui brûlait les lèvres, Aymé la posa à Sylvain, sitôt qu'ils se retrouvèrent seuls :
- Où est-on ici ?
- J'en sais rien, mon vieux !
- Depuis combien de temps, es-tu là ?
- Je ne puis te le dire avec exactitude. Vois-tu ! Ici, il n'y a pas de nuits ni d'heures.
- Décidément, tout change. Avons-nous encore des repères ?
- D'après les critères terriens, très peu ; mais en vérité, sur le plan humain, beaucoup. C'est à l'image de l'Univers : derrière les apparences, tout change pour se ressembler. Je trouve étonnant que tu te préoccupes encore de cela !
Aymé regarda l'autre avec des yeux ronds, presque aussi ronds que les humanoïdes chauves. Il respirait de drôles de vapeurs ! …
- Ah bon ! tu trouves ?
Sylvain avait dû passer trop de temps ici, pensa-t-il. Ils étaient à bord d'un engin : une sorte de cigare sans pilote, en route vers l'hébergement. Aymé opta donc pour l'expectative, et se contenta dès lors de suivre le film de route, sur l'écran de bord, en scrutant de temps en temps par les hublots.

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Son collègue en avait peu dit, et Aymé ne le forçait pas. Dans la suite du temps qui s'écoulait sans mesure, une sorte de gêne s'était installée entre eux. Pourtant Sylvain apparaissait comme son initiateur. Les « Masques » en avaient sans doute décidé ainsi ; car c'était lui qui, dorénavant, venait le chercher, et transmettait les ordres. Aymé, quand il n'était pas à l'hôpital, restait dans le studio qu'on lui avait imparti. Il s'en tenait aux directives : considéré comme « néophyte », il devait pour sortir, être accompagné ; or il n'avait aucune envie d'être tenu en laisse par un chaperon, et encore moins, le goût d'être surveillé par les humanoïdes chauves, qui s'occupaient des « néophytes », et on savait comment : si ce n'était le doigt sur la détente, le doigt sur la pastille ! Aymé n'avait pas le cœur à goûter le goulag, fût-il une cage dorée ! Il faisait ce qu'on lui demandait, c'est tout.

Cette fois-là, quand Sylvain parut à la porte, Aymé nota tout de suite, un changement. Depuis qu'ils s'étaient retrouvés, Aymé ne lui avait jamais vu une mine si renfrognée ; pire que les limaces qui lavaient les vitres, et c'est peu dire ! Il lui proposa un verre comme à l'accoutumée, pour se détendre, mais Sylvain refusa sans façon, et chuta dans un siège. Il fusa alors par son trop-plein d'humeur : …/...