1999
(Texte élaboré à partir d'un rêve)

LE CABRIOLET



Sur la route déclive, entre les pins, fuse le cabriolet beige. Francis et Tom reconfigurent le monde. Ils en oublient le paysage, les virages, et même, qu'ils sont assis dans une automobile. Le régime du moteur monte haut, Francis change enfin de vitesse. En cette fin d'après-midi, leur plaisir de vivre est toujours aussi dense ; mais ils le remuent un peu, à coups d'humour et de credo… Ils reviennent du « grand Sud », où ils ont vu une terre irradiée de chaleur, carbonisée sous les pastels : les Balkans. Lumière vive, corps mirifiques, senteurs exaltantes : tout ressemblait aux épices du bonheur ; du moins pour ceux qui ont cette chance : l'insouciance, et n'ont pas trop encore, ces frustrations qui crispent le naturel comme les bogues de châtaignes…

Cyan et jaune, une pancarte annonce le relais du Malvidi. Le cadre est bucolique. Tom s'enquiert : « un petit café » ? Francis hésite : rien ne presse… Ils avisent enfin une sorte de chalet, à moitié masqué par la végétation, légèrement en retrait de la route. Plusieurs voitures sont garées alentour. L'endroit leur plaît, Francis s'engage dans l'allée qui mène à l'établissement. Plein de gens sont éparpillés, derrière les tables, sous les platanes. Ils laissent la voiture au milieu de la cour et commandent leur consommation au comptoir. Là-dessus, Francis va demander le chemin des toilettes. Le barman, un gros moustachu, lui montre la sortie et commente :
- À l'extérieur et derrière, faites le tour par la gauche…

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Il fait chaud. Tom se mire, bercé par les pales du ventilateur et les soupirs du percolateur ; bruissent, les conversations en fond sonore. Il laisse aller son esprit : à l'étale, une mer de tranquillité recouvre son monde… Au bout d'un moment, un flash le remet au présent. Il regarde, à côté de lui, la tasse toujours pleine et le tabouret inoccupé : « mais que fait Francis, il en met du temps ! »… Il se retourne : perceptiblement, le jour décline. Dans ce mouvement, il remarque, à l'autre bout du comptoir, le barman qui observe la cour, semble-t-il, d'un air entendu, en compagnie de deux autres hommes qui sirotent : certainement, un point de vue intéressant… Qu'importe ! Tom ne s'attarde pas à cette considération, il replonge dans sa rêverie.

Francis ne revient toujours pas : près d'une heure s'est écoulé depuis son départ. Tom s'impatiente, il s'approche à son tour du gros moustachu, et se renseigne : « Francis aurait-il dit quelque chose de particulier » ? Avec un geste de dénégation, le barman réitère ses indications, à propos des toilettes, et ponctue d'un évasif mouvement d'épaule. Un brin contrarié, Tom sort, regarde brièvement les tables, dehors, et les attablés : il n'y recense point une tête familière. Raclant ses semelles et indécis, il contourne alors le bâtiment. Il débouche sur une arrière-cour bordée de communs. La guérite du coin d'aisance, bien signalée, est du reste porte close. Il tape dessus et appelle :
- Francis ! Tu es là ?
Pas de réponse… Quelques instants plus tard, sort une jeune fille qui le regarde par en-dessous. Timide, elle s'esquive si promptement, qu'il peut juste articuler deux mots d'excuse dans son dos. Il n'est pas plus avancé : « c'est fort de café ! Qu'est-ce qu'il peut bien fabriquer ? Il m'aurait prévenu s'il partait se balader… Bon ! Je ferais mieux de retourner là-bas ».

Il revient sur ses pas, décidé à ne plus s'éloigner. En regardant machinalement par une baie, il surprend un groupe de minets, en plein conciliabule, qui allongent leurs figures enluminées vers le cabriolet, garé en face. Une fois rentré, il se sent observé sur toutes les coutures, dans son dos. Il adopte une contenance désinvolte : peau d'ours et pot de bière, petites mirettes et cigarette : banal ! Et comme il se sent partir sur le toboggan d'un malaise diffus, il préfère se retirer peu après dans la voiture. Là, il se prend la tête à deux mains et se met sérieusement à cogiter : « … Et premièrement, se fixer un délai honnête avant de sonner le tocsin : pas s'affoler… En plus, je n'ai même pas les clefs : j'ai pas l'air con s'il faut bouger ! Il n'a quand même pas fait le spéléo dans les latrines »…

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Le soir tombe, Tom sort de son « tabernacle » et rabat la capote. Il téléphone à tout hasard aux parents de Francis, pour leur toucher deux mots de « l'évaporation » du fils. Ils les attendent pour dîner. Eux aussi sont étonnés :
- … Non, Tom, pas depuis hier soir : vous étiez en Italie à ce moment-là. Il t'a vraiment rien dit ?
- Mais non !
- Ce n'est pas dans son caractère, de but en blanc, sans explications, de laisser quelqu'un en plan.
- J'en suis convaincu, mais, inutile de trop s'inquiéter ; car enfin, si quelque chose de grave était arrivé, j'en aurais eu des échos depuis le temps ! Nous ne sommes pas en Patagonie, ici, et la voiture est toujours là…
- Mais depuis combien de temps, il s'est absenté ?
- Oh ! deux heures presque, maintenant ! Bon ! Je vais aller aux nouvelles, faire le tour, et sérieux, cette fois. Je vous rappelle.
- C'est cela, entendu ! N'attends pas une seconde en cas de problème. On compte toujours sur vous, ce soir, comme convenu…

Tom fait le tour des tables, à l'intérieur comme à l'extérieur, il donne le signalement de Francis et demande si quelqu'un l'a vu. Sa démarche n'aboutit à rien, si ce n'est récolter des regards compatissants, pour le mieux… En vérité, le renouvellement des clients s'opère : beaucoup sont arrivés, d'autres sont repartis durant ces deux dernières heures : les lorgneurs de belle voiture, avec ! Aussi Tom a-t-il peu de chances de cristalliser un souvenir chez les gens, à part le personnel du Malvidi peut-être ; mais ceux-là sont plutôt du genre élusif et plastifiant. Francis a disparu. Tom se lance dans une quête aux alentours, la bouche sèche en ce crépuscule d'été. Il veut en avoir le cœur net, avant d'appeler à l'aide.

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Enfoncé au creux du chemin, il distingue à peine la grange, derrière une haie de noisetiers et chèvrefeuilles. Le relais du Malvidi doit être à trois cents mètres, guère plus. Tom, pris d'une inspiration subite, s'est lancé dans ce sillon. Il rentre dans la cour et s'approche, hésitant, du bâtiment. Il appelle : rien ! … Tout est fermé, hormis une petite fenêtre. Devant le panneau coulissant de l'entrée, là où le sol est piétiné, il ramasse un petit répertoire-calculette qu'il reconnaît pour appartenir à Francis. Son ami est donc passé par cet endroit ; il y a de fortes probabilités, en tout cas ! À savoir si c'était de gré ou de force ? … Du temps qu'il s'interroge, Tom a longé la grange ; le voilà devant la petite fenêtre. Il jette un coup d'œil à l'intérieur et là, il reste stupéfié, suspendu au châssis : Francis est allongé sur le sol, sur le dos, les jambes à l'air ; et ; deux jeunes femmes qui portent juste leurs dessous affriolants, s'amusent avec lui. Dans la pénombre, leurs corps de liane ondulent lascivement, ils vont et viennent. Francis doit plutôt apprécier cette domination : on voit à peine le haut de sa tête sous l'arche callipyge ! Fantasmatique vision, Tom en frissonne… Mais la nymphe, perchée sur la poitrine de son ami, écarte un peu les cuisses et Tom voit l'anguille sous roche : il découvre le bâillon. L'infortuné Francis, il ne risque pas de tirer la langue, lui, au moins !

Tom avise une porte métallique à côté et saisit la poignée, mais rien ne se passe : la porte est fermée à clef ou verrouillée de l'intérieur. Il tambourine, se jette dessus, agrippe la poignée, encore ; si bien qu'elle lui reste dans les mains. Il l'expédie de dépit dans les carreaux et se rue de toutes ses forces sur l'obstacle, à coups de pied, à coup d'épaule. La porte cède et la chambranle vient avec, Tom se retrouve après un soleil, aux pieds des filles qui crient et paniquent. L'inconfort de son ami finit de lui apparaître : celui-ci est proprement ligoté. Ni une ni deux, Tom entreprend de le libérer ; pendant ce temps, les filles s'enfuient, pieds nus et presque nues ; ce qui l'indiffère.

…/…