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bon pour le moral du soldat


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LES JONQUILLES DU BOUCHER


Par Roger-André Halique
http://www.poesiehalique.com/



              En ce début avril 1916, il avait neigé les jours précédents. Une vingtaine de fantassins tenait une casemate à l’entrée d’une « creute », une sorte de grotte qui servait d’entrepôt de munitions sur la ligne de crêtes du Chemin des Dames. A quelques centaines de mètres de là, les rescapés de leur bataillon se terraient à l’intérieur d’un fort qui, vu de l’extérieur, avait l’apparence d’un sous-marin bloqué au milieu d’une tempête figée dans des vagues d’écume blanche et terreuse, creusées par les trous d’obus et les vestiges des tranchées sur lesquelles flottaient encore les cadavres des soldats du dernier assaut.
              L’attaque avait eu lieu deux jours avant sur le coup de midi à l’heure de la soupe, précédée d’un tir d’obus de gaz toxique. Les hordes de soldats allemands tels des robots avaient déboulées sur eux. Leurs masques blancs à gaz sur les visages leur donnaient l’apparence de têtes de morts aux yeux énucléés. Dans un déluge de fer et de feu, ils avaient obligé les Français à reculer.
              Les positions furent reprises au matin par le bataillon après une nuit d’épouvante illuminée par les fusées jaillies comme des comètes au-dessus des fumées des explosions. Les tranchées en avaient été bouleversées. Les quelques troncs d’arbres encore debout, noircis et déchiquetés par la mitraille, pendaient comme des squelettes de marionnettes. Au-delà des barbelés, betteraves éclatées, abandonnées aux bords des sillons après le passage de l’arrachoir, mêlés à la terre, les morts étaient restés éparpillés sur le sol labouré du champ de bataille, balayé par une brise qui sentait le soufre et la charogne.
              A l’intérieur de la grotte, l’air était irrespirable. Faute de charbon, les fantassins tremblaient de froid dans leur capote humide. De temps en temps des explosions de tirs d’obus jaillissaient en gerbe contre le remblai transformant les hommes de garde dans leur tranchée en des statues d’argile. Nombreux avaient retiré leurs masques. Depuis plusieurs jours déjà l’odeur des macchabées ne les faisait plus vomir.  Près de l'une des sorties abritée par une guitoune de fortune recouverte de rondins et de branchages s’ouvrant sur une tranchée, au centre d’un rempart  de camarades, quatre soldats étaient  assis sur des billes de bois, autour d'une caisse vide de munitions qui leur servait de table à leur jeu de cartes. Conscients des risques qu'ils prenaient, fatalistes, endurcis par l'omniprésence de la mort, ils s'étaient trouvé ce moyen pour stigmatiser leur angoisse.
- Garde à vous ! Fit le caporal Vacher, se dressant brusquement. Il venait d’apercevoir son capitaine  qui venait vers eux dans le contre-jour du boyau qui les reliait au fort.
              Le Capitaine de Bolieux portait toujours des gants blancs. Officier de carrière de père en fils, d’une généalogie engagée par tradition familiale dans des guerres successives. Pour ne pas faire moins que ses ancêtres, il revendiquait comme un privilège le devoir de mourir, s’il le fallait à la tête de ses hommes pour l’honneur de la Patrie et de sa famille.
-  Garde à vous ! Répéta, le sergent tout en se dressant pour le saluer en même temps que l’ensemble des hommes à l’entrée de la casemate.
-  Repos ! Y a t-il un boucher parmi vous ?  Demanda t-il.
-  Des bouchers ? Y en a partout des deux côtés des barbelés ! Ironisa, Jules, un faubourien de Belleville, qui, tout le temps de la partie, s’était tenu derrière eux à les regarder jouer.
-  Je ne veux pas entendre ce genre de réflexion. Je répète. Y a-t-il un boucher de métier parmi vous ? . Prosper avait levé la main.
-  Moi. J’en suis.
-  Comment vous appelez-vous ?
-  Caporal Vacher. Mon Capitaine. Répondit-il.
-  Alors ! Suivez-moi, caporal. J’ai une mission pour vous !
-  A vos ordres, mon Capitaine.
-  …Qui c’est qu’avait la dame de pique ? Demanda, l’un des joueurs
-  C’est  le gars de Néant,* le caporal Vacher qu’avait la dame de pique ! Dit Kervanec, un gars de Paimpol, après que celui-ci, le fusil à l’épaule, eut disparu dans l’ombre, derrière son capitaine en direction du fort.
-  Il a intérêt à faire gaffe à ses fesses à présent !...
              Prosper Vacher avait bien entendu. Cela ne lui fit ni chaud ni froid. Il s’en balançait bien. Il n’était pas superstitieux. Il suivit l’officier jusqu’à son quartier, une table bancale dans un modeste coin éclairé par une lampe à carbure.
-  Voilà bientôt huit jours qu’on est sans ravitaillement. On manque de viande. Il s’agit d’en récupérer ce que vous pourrez sur deux chevaux qui viennent d’être tués par un obus près de la ferme de la Creute à l’entrée du village. Ils étaient attelés à un plateau de munitions.

Heureusement qu’ils redescendaient à vide après nous avoir livrés. Ça aurait fait un sacré feu d’artifice ! Ramenez de la viande pour la bouffe de ce soir. On en a tous besoin.
-  Oh oui ! Mon Capitaine.
-  Prenez deux volontaires avec vous. Voyez la roulante et qu’on vous donne des couteaux et une bâche pour envelopper la viande ! 
              Vacher retourna vers la roulante et demanda deux volontaires pour l’escorter.
-  Moi, j’en suis si t’es d’accord !  Intervint  la voix traînante du parigot
-  Y en a-t-y un autre qui veut v’nir ? Demanda le boucher à la cantonade. Comme aucun n’était partant, le sergent Bilois désigna le gars de Paimpol.
-  Kervanec va y aller ! Répondit-il pour lui.

              Dans les minutes qui suivirent, musette en bandoulière et fusil à l’épaule, les trois fantassins avaient pris le chemin de Laffaux en direction de la ferme de la Creute, ou de ce qu’il en restait. L'idée de sortir n'était pas rassurante. Les lignes ennemies étaient proches depuis la dernière offensive. L'artillerie allemande n'avait cessé de les canarder au hasard, de temps en temps, pour éprouver leurs nerfs. Un obus pouvait arriver à tout moment. Il s'annonçait par   un sifflement. On pouvait suivre sa trajectoire et le voir piquer du ciel, plongeant comme un corbeau. Suivait, le fracas de son explosion sur le sol d'où jaillissaient des gerbes de terre et de flammes alors que se produisait une grande secousse qui déferlait comme une onde.
              Un peu hâbleur mais courageux, le gars de Belleville se vantait d'avoir fait quelques coups avec une bande d’apaches de son faubourg, « …Mais toujours en  prince,  sans jamais de sang ! ». Disait-il.  La seule fois qu'il s'était fait alpaguer par les "cognes", c'était pour se retrouver embrigadé au régiment.
              Sur la route les trois fantassins, musette au cou et fusil à la main, se devaient d’être prudents. Soudain les balles d'un Mauser, tirées depuis les ruines d'une grange à deux cent mètres plus haut, sifflèrent à leurs oreilles. Ils se jetèrent dans la gadoue et rampèrent jusqu'à un talus pour se mettre hors de vue du tireur.
-  Putain ! Elles sont pas passées loin ! S'exclama, Jules. Heureusement, ils n'ont pas le compas dans l'œil. Faudra quand même faire gaffe au r’tour !
              Ils accélèrent le pas et longèrent les ruines de ce qui avait été un village, carcasses noires, les pans de murs encore debout. Image d’un dieu absent : le toit de la petite église désertée par ses saints s’était  effondré, les chevrons de sa charpente pendaient comme des côtes brisées, accrochées à leurs vertèbres. En dehors des cadavres de soldats qui de fait sans patrie, le corps couvert de neige, ils ne croisèrent âme qui vive, avant qu’ils ne trouvent les cadavres des chevaux. Un trou d’obus avait bouleversé le chemin par un large cratère.
 -  Ca, j’vous parie que c’était du 210 !  Dit le Parigot
              Le chariot avait une roue arrachée. Son plateau s’était effondré dans le fossé. Les deux percherons étaient couchés sur le côté. L’un retombé sur le brancard l’avait cassé en même temps que le timon. Ils avaient les pattes raides et les flancs gonflés. ils gisaient dans leur sang sur un tapis de velours cramoisi qui contrastait avec la neige.
              Le boucher examina en professionnel ce qu’il y avait de bon à tirer des deux carcasses. L’un avait la panse et le haut des arrières arrachés. Eclaté par l’explosion, il dégageait une odeur pestilentielle. Rien à première vue n’était récupérable. Le second égorgé à l’encolure gardait encore dans sa plaie un éclat d’obus, mais le reste du corps semblait en bon état. Une bouffée de gaz nauséeux s’échappa quand Prosper l’éventra, libérant les entrailles qui se déroulèrent sur le sol. Il  lui préleva le foie constatant qu’il serait consommable :
-  Grâce au froid, n’a point eu le temps de s’décomposer !
-  Mais qu’est ce que ça peut chlinguer !... Dit Jules en se bouchant le nez
-  Dam ! La mort, ça n’sent jamais bon... Puis le boucher trancha la langue aux deux chevaux.
-  C’est des bons morceaux. Ca s’perd point ! Dit-il en les déposant sur la bâche.
              Après l’avoir désossée, il préleva dans l’épaule du percheron resté intact, une large part de viande et la totalité du filet.  Cela faisait un bon quart d’heure déjà que les trois hommes tels des charognards s’activaient autour des carcasses.
-  Faudrait peut-être se presser si on ne veut pas s’faire descendre ! Fit remarquer Kervanec.
                Vacher préleva un dernier morceau :
-  Voyez, les gars ! Ça c’est du filet mignon !  On va se l’garder pour not’ pomme !   Dit-il.
              Cinq minutes plus tard, les prélèvements effectués, les trois fantassins  prirent sans plus tarder le chemin du retour. Vacher avait fait le travail. C’était à présent aux deux autres de s’atteler à remonter leurs trente kilos de viande dans la bâche. Un filet de sang s'écoulait dans la neige en traçant leur passage comme un long ruban rouge déroulé derrière eux. Ils s’arrêtent dans les ruines du village cherchant une cave épargnée ou resteraient encore des bouteilles de vin. C’est Jules qui le premier découvrit la cachette. En fouillant derrière les pans de murs et parmi  les gravats  il avait dégagé l’entrée d’une cave en partie effondrée.
-  Venez, les gars, j’ai dégoté du champagne !
              Dans un casier au milieu des bouteilles brisées, il en restait une vingtaine encore intactes qui avait survécues aux bombardements. Ils ne purent emporter que la moitié dans leurs  musettes.
-  Ca vaudra la peine qu’on y revienne dès fois qu’on s’rait encore là dans la semaine ! Leur dit Jules avant de sortir.
-  Tu s’ras volontaire si tu veux, mais ne compte point sur moai ! Avait répondu Prosper.
               A la sortie du village, ils prirent soin de se camoufler pour éviter de  s'exposer une nouvelle fois au tir des boches. Ils passèrent à cinquante mètres de deux cadavres tombés l'un sur l'autre.
-  Eh ben ! ceux là, ils les ont pas ratés ! Ca vient de se passer… Ils n'étaient pas là quand on est descendu.
-  C’est p’têt ben nous qui sans le vouloair avons servi aux boches à mieux régler leur tir !
-  Saleté de guerre !  Jura le Parigot.
              Leur retour ne fut pas facile. Ils ployaient sous leur fardeau. Leurs godillots dérapaient sur la glaise du raidillon caillouteux et boueux sous la neige. Soudain un coup de feu claqua qui culbuta Kervanec sur le dos et la bâche avec lui , se vidant de son chargement.
-  Bon Dieu ! J’suis blessé ! Cria-t-il angoissé.
              Ses camarades s’étaient couchés si tôt dans la gadoue. Ils rampèrent vers lui pour le tirer par les jambes jusqu’à un trou d’obus à proximité.
-  Faites gaffe. Je saigne ! leur dit-il  Essayant de se tâter le dos.
-  Quand ils se furent renversés dans le trou, à l’abri du feu de l’ennemi, le caporal Vacher examina  le blessé avec une maîtrise d’infirmier, jusqu’à ce qu’il le rassure :
-  Bah mon gars ! C’est point du sang, c’est du champagne !  Lui dit-il sur un ton plaisant .Tout juste un peu de sang d’une éraflure sur ton  bras et une petite plaie derrière l’épaule due à tes bouteilles cassées. Tu vas pas mourir pour ça !


Note :
* « Néant sur Yvel » petit bourg dans Brocéliande au centre de la Bretagne.

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 (la suite à la page suivante)



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