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Autoportrait peint de Patricia Manignal, couleurs dominantes noir et chairPhoto de Patricia Manignal, prise avec sa caméra web en 2008
Autoportrait de Patricia MANIGNAL,
style hard-rock, chair et cuir !
Patricia en action, épiée par son oeuvre...
Photo reçue par courriel le 26 février 2008.
barre de soulignement rouge, mouvement rapide billes jaunes



version PDF de rue-d-enfer





LA RUE D'ENFER


Par Patricia Manignal



(Texte reçu le samedi 20 mars 2010)

     La rue République n'était pas la rue d'Aubagne. Mais c'était dans cette rue que j'avais beaucoup d'amis, qui, en dépit d'avoir un appartement où ils vivaient tant bien que mal, étaient des gars de la rue.

Pas vraiment des voyous, vous voyez.
Des marginaux, des excentriques, des sauvages qui s'électrifient le cerveau avec de la musique de dégénérés.
Est-ce que ça a de l'importance pour les gens normaux. Ceux qui cultivent leur jardin intérieur, en faisant des figures de yoga leur permettant de sauvegarder le plus longtemps un certain cycle ?
Les gens normaux ne voient pas ce genre de chose. Les gens normaux font semblant de ne pas voir et puis après ils ne voient plus ; parce que c'est pour la plupart ce qu'ils ont voulu.
Moi, je voyais. Je ne sais pas si je vois toujours pareil car après ce qu'il y a eu là bas, pas très loin de la mer, à l'autre bout de la rue, je ne sais pas si je suis restée la même.

      « Patricia.
Je vais te présenter Roland. Je suis sûr que vous vous entendriez tous les deux. »
C'était Thierry, le grand iguane décharné aux cheveux et aux gestes raides qui me passait un coup de fil car, dans les années deux-mille, les gens qui se connaissent passent la journée derrière leur ordi. ou se passent des coups de fil.
« En bas, on se voit aux Templiers ou Notre Dame Du mont. »
Thierry vivait chez sa grand-mère et il avait connu Roland aux Réformés à l'époque où il fallait être rebelle voire très rebelle pour écouter du Hard Rock.
Autrement dit autre chose que du rap ou du gothique.
Et moi, au seuil des années deux-mille, j'aimais encore le Hard Rock.
Un peu au-dessus de tout ce milieu associatif qui s'apparente un peu plus à de la socialisation qu'à de la vraie vie professionnelle ou aventurière.
Et Thierry était un vrai faux skinhead. Il aimait ces choses de mauvais goûts mais moi, je l'aimais.
Des associations qui servent à apprivoiser ou à affaiblir les gens de la rue.
Thierry me fascinait.
Pourtant je ne me droguais pas. Il devait y avoir en moi quelque chose de refoulé correspondant à un je ne sais quoi qui me manquait et qui m'avait toujours manqué.
Moi, j'écoutais la musique mais surtout je peignais et écrivais. Et je croyais que j'étais écrivain. Que ça avait de l'importance pour moi, pour mon destin et pour tout l'univers. Parce que j'y croyais ; et ; que je croyais en l'amour infini. Et à Thierry comme ma sœur croit au mouvement punk qu'elle appelle «alternatif » pour ne pas faire peur aux frileux de Marseille.

     Je ne sais pas si vous me comprenez car j'essaye de vous traduire quelque chose en essayant de rester neutre car dans la rue, on ne parle pas comme vous, chers lecteurs.
Pourtant vous me direz un homme est un homme, dans la rue ou dans la campagne.
C'est peut-être vrai mais moi, j'ai vu des choses qui font toute la différence.
Et je ne pense pas que les travailleurs de la rue puissent y changer quoi que ce soit.

     Roland quand je l'ai vu, n'avait rien de la personne que j'aurais voulu connaître. Car je trouvais ses couleurs un peu trop effacées.
Mais je commençais un peu à avoir une approche un peu plus résignée de la vie car j'avais déjà pas mal morflé.
Il paraît que je suis folle ; tout au moins c'est ce qu'on m'a toujours dit dans la bande à Thierry et à la maison. Et ceux qui ne parlent pas. Qui parlent avec leur tête.
Que je suis folle parce que je n'ai pas pu endosser un costume standard pour évoluer dans la vie. La vie ?
Le social. Trouver un masque adapté aux circonstances quelles qu'elles soient.
Dans la rue, je n'y ai pas appris que la phobie sociale.
Je voulais aller au bout de mes rêves. Je ne voulais pas que mes parents ou des travailleurs sociaux pensent à ma place.
J'avais le pouvoir de rêver. Et on le savait. Et il y avait quelqu'un qui voulait que ça cesse. Quelqu'un qui m'en voulait d'exister.

     Je ne suis pas Lou Reed pour vous parler de la rue avec brio mais je vais essayer de vous parler d'un truc qu'il y a eu.
J'avais un drôle de trip à l'époque. Ce n'est pas si récent mais pas assez lointain pour en parler avec suffisamment de détachement que l'assurance due aux choses anciennes implique.
Mais on était beaux, on était quelque chose.
Mais tout était en train de changer autour de nous et il fallait à chacun beaucoup de force et de passion pour ne pas se faire coincer et mettre dans une case trop serrée qui nous empêcherait un jour d'être soi-même.
Mais l'ennemi avait déjà placé ses pions. Les travaux du futur tramway commençaient à défigurer Marseille qui ne ressemblait plus qu'à une taupinière défoncée.
Les bus roulaient et il fallait déjà une sacrée patience et un certain détachement pour ne pas se sentir mal.

     Le rendez-vous fatal avait été fixé.

      Je rencontrais Roland au Cours Julien le soir, presque la nuit, avec mon ami Thierry.
Aucun de nous ne travaillait.
On avait la chance de ne pas être aliénés sur ce plan là.
Mais l'inactivité forcée est aussi très douloureuse parfois car on a affaire au regard des autres. La normalité devient presque obligatoire. Et quand on ne peut en faire partie, on devient méchant ou mythomane et bien d’autres choses encore, vous allez voir.
Le bistrot était vaste, propre et clair en dépit de la lumière extérieure qui baissait à mesure que la conversation avançait.
De toute façon, je savais que ça n'irait pas. Et pourquoi ?
Je n'aurais peut-être pas dû.
Mais à quoi servent les regrets ?

     Thierry arriva à l'heure et Roland aussi.

     Thierry prit un Vittel fraise. Toujours aussi joli, Thierry mais avec quelque chose en lui qui sentait la mort, la tristesse, la révolte et les premiers syndromes d'impuissance de l'enfant terrassé par la menace de l'âge adulte.
Thierry, la vie saine. Ne pas boire d'alcool, ne pas fumer, manger sain (tout au plus ce que lui préparait la femme de ménage de mémé payée par la sécurité sociale) et ne pas fréquenter les junkies ni les Arabes. Tu vois. Roland était junkie et on me l'avait dit et redit. Et Karim, un des plus intelligent de la bande à Thierry et qui était déjà venu dans mon lit, était Arabe.
Des junkies, j'en avais connu aux Réformés et à la Plaine.
Je ne suis pas une femme ordinaire et j'ignore si je peux être à nouveau encore longtemps fréquentable.
Et Thierry le savait et Karim aussi ; mais moi, je me foutais de ce que l'on pouvait penser de moi. Pas comme lorsque je mettais le T-shirt à tête de mort qui faisait peur aux couples de chrétiens évangéliques.
Il est loin, le T-shirt et elle est loin, l'église évangélique.
Thierry m'enviait.
Et je le savais. Mais je n'avais pas trop envie d'y penser.

     Roland portait une tenue assez sobre et décontractée mais il avait quelque chose qui n'allait pas. Quelque chose de peu banal et qui pouvait éventuellement donner froid dans le dos des personnes sensibles qui ne sont pas beaucoup sorties de chez elles.
Mais moi, je voulais du sensationnel. J'écoutais Judas Priest et je faisais du slam. Et je collectionnais les mecs bizarres, tu vois.
J'aimais toute cette imagerie glauque et underground de Judas Priest et je me l'étais faite mienne sans avoir pris de buvard.
Roland portait une coiffure étrange mais que l'on ne pouvait pas qualifier de démodée car elle était faite pour lui. A sa mesure.
Et tout en lui, en dépit de certains signes de faiblesse et d'usure était en osmose avec sa personnalité profonde.
Lui, un junkie ? Et alors ?

     Nous bûmes du whisky.

     Roland avait amené deux énormes classeurs avec lui pour me montrer ses belles choses surannées. Un des Doors d'un rose fuchsia violet de très bon goût et l'autre gris, classique de judas Priest.
Les deux énormes compilations de textes et d'images semblaient être des réservoirs de rêve de toute une vie.
Est-il nécessaire d'être un junkie ou de souffrir pour déjà à partir du rock créer quelque chose d'aussi monumental.

Monumental et parfaitement inutile et inintéressant pour les gens normaux.
Judas Priest et les Doors, tu vois.
Rien de tout à fait inoffensif. Et, moi aussi, j'aimais ça, tu vois. Deux mondes tout à fait différents, presque divergents comme mon strabisme.
Et il portait tout ça en lui, avec lui, autour de lui. Mais une chose me faisait peur, me faisait mal, et je ne pouvais courir loin de lui, loin de ça...
Et Thierry était témoin et auteur de cet horrible drame. Il allait s'en délecter lors des méchantes réunions chez Karim.
Ce brave Karim !
Mais moi, j'avais voulu essayer et j'avais acheté la lame de rasoir que je porte encore parfois autour du cou comme une cicatrice de guerre.
Comme par hasard elle se trouvait là, chez ce minet branché d'origine kabyle.
On trouve toujours des choses bien étranges chez ces gens-là. Ils ont comme un sixième sens pour parler aux gens de la rue. Ceux qui aiment l'adrénaline.
Et je l'avais acheté juste avant d'y aller et j'avais peint mes ongles en noir et mes cheveux en rouge sombre.
Comme quoi, tout en le redoutant, ce rendez-vous m’intéressait déjà.

     Roland avait l'air de ces personnages de romans. Je ne sais pas si ce sont plutôt ceux de Maupassant ou ceux d’Hermann Hesse.
Son visage était impressionnant.
C'était celui d'un être à la fois noble et sauvage.
Celui de quelqu'un d’infiniment jeune mais aussi d'assez vieux. Avec une intelligence redoutable mais gauchie par la vie.
Un vagabond, un transfuge, un réfugié de je ne sais quelle terre ou planète inconnue avec cette ironie, cette nostalgie et cette mélancolie ; quelque chose qui fait mal et qui fait peur.
Et ce que j'en avais reçu était terrible mais fascinant.
J'y retrouvais un semblable mais avec un zeste d'hostilité cachée. Une hostilité comprimée en un seul point et qu'il me fallait manier avec précaution pour ne pas que ça se mette à éclore et que ça ne m'explose à la gueule !

     Thierry parlait de façon à modérer le dialogue. Je veux dire qu'il babillait juste pour que la chose ait l'air si dérisoire, si inoffensive. A la manière d'un représentant de commerce qui fait mine de ne pas être « commerçant ».
J'étais dans le trip. Pourtant ça faisait un moment que le trip tournait mal et que je ne parvenais pas à vouloir en sortir. J'aimais ce groupe d'adolescents attardés.
J'aimais cette manière de vivre et de voir assez décalée pour ne pas dire barrée.
C'est dans ce milieu et non dans celui plus cruel des junkies que j'avais contractée cette étrange maladie devenue maintenant assez banale qu'on nomme la dépendance affective.
La dépendance affective lorsqu'elle atteint ses sommets, se rapproche presque du syndrome de Stockholm. Elle a trouvé un terrain propice à son expansion. Le sujet ne peut plus partir. Sa survie en dépend.
J'avais pourtant connu bien autre chose mais là, il y avait une étrange fascination qui allait avec la musique mais dont l'influence allait bien au-delà.
Mais en moi-même j'avais suffisamment d'assurance. Non, l'assurance de l'imbécile ou de l'idiot mais celle ô combien plus noble qui est celle de la passion... de la sublimation.

     J'avais dû boire deux ou trois verres. Je ne fumais plus ou très occasionnellement.

     J'avais connu un bouddhiste avec qui je faisais une pratique de mantras pour atteindre un certain but. Le but pouvait changer mais les résultats de cette façon de prier étaient souvent probants. Pourquoi avais-je quitté le Christianisme ? Ça me semblait si étroit et puis la famille avait un peu trop insisté.
Et puis, je n'y croyais plus même si le principe est le même. La prière est cet élan mystique où les murs de la réalité tombent et où le subconscient finit par s'exprimer librement, peu importe le but.
J'avais le cœur rempli de fleurs dont la plupart étaient effrayantes et métalliques mais c'était de belles fleurs puisqu’elles avaient été créées par amour.
La créature en face de moi reflétait cette vision que j'entretenais avec moi-même et mon subconscient. Et elle reflétait aussi toutes les autres rencontres que j'avais faites depuis des années et des milliers d'années.
« Et après, où tu vas, Roland » dit Thierry avec cette manière hautaine, savamment cultivée et théâtrale. Une manière à la « j’aurais aimé »
Tu vas retourner voir les ivrognes ?
- Non, je vais aller voir les députés. »
La réponse était assez rigolote mais cela m'inquiétait déjà.
Ça résumait tout le drame. Thierry qui était un imbécile, s'en sortait toujours en nageant comme un liège au (dessus de l'eau et Roland intelligent et charismatique perdait sa vie, son intelligence et son talent dans une surconsommation d'alcool immodérée et dans des compagnies médiocres.)
Je le trouvais déjà attachant mais peu sécurisant et je me méfiais de mon côté con, tu vois. Mon côté idéaliste.

     L'alcool n'avait pas attaqué ma lucidité, juste mon sens de l'équilibre physique. Nous payâmes l'addition et je partais avec le classeur mauve des Doors. Je me sentais un peu coupable comme si ma mère ou mon ange gardien me regardait honteusement.
Personne n'y prenait garde. C'était accidentel.
J'étais le dindon de la farce.
Mais quelle désinvolture. Je n'en souffrais pas, pas encore, pas tout-à fait, tu vois. Pas comme j'en ai parfois et assez souvent l'habitude lorsque certains petits détails font à nouveau saigner mon écorchure.
Accidentel, oui, c'est ça ? Un accident d'ailleurs savamment provoqué ! Merci !
Je vais aller me refaire un café. Je mettrais aussi un peu de musique pour mon cerveau asphyxié.

     Je ne suis pas une oie blanche et je ne sors pas de l’œuf.
Judas Priest et les Doors, ne sont pas des chants de messe et quand on aime ça, on peut trouver le bonheur dans ces endroits que d'autres nommeraient l'enfer si l'on n'y prend pas garde. Mais moi, je m'en foutais.
Je n'ai jamais choisi les choses en fonction des autres. Je ne le faisais pas non plus pour me démarquer, mais la carte de visite Judas Priest m'excitait encore plus que celle des Doors et l'amalgame des deux pouvait devenir quelque chose de bien sympathique !
L'enfer de la grisaille routinière allait enfin pouvoir s'illuminer.
Ça aurait pu être plus grand, plus beau, plus noble, mais quelque chose que j'avais eu du mal à manœuvrer, s'était mis en place et c'était comme ça ou bien je devais quitter. J'avais le classeur, le classeur des Doors et une certaine appréhension.
Putain ! j'avais pas vu le coup venir. Tout le monde l'aurait vu, sauf moi.
J'avais besoin de quelque chose d'interdit.
Étais-je à la hauteur de l'épreuve. Assumer quelque chose de cette importance ?
J'ignore si j'en avais déjà toutes les données.


*
.../...
 (la suite à la page suivante)




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