2003


LANCEZ L'ANTILOPE


« [Je veux] Ecrire contre cette saloperie, cette ignoble saloperie qu'est la bêtise humaine ! Pas la grosse qui s'étale dans les journaux, mais la petite, la quotidienne, qui s'insinue, s'incruste jusqu'à vous polluer l'existence ; car la misère est davantage dans la tête que dans le portefeuille. Cette misère-là, on en fait parfois des idéaux ! Il y a des gros dégueulasses partout : limaces ou putois ; inaptes ou ineptes, boursouflés ou persécutés, exclus ou repus… Oui d'accord ! Mais foutus à la porte d'eux-mêmes »… Le ton était donné ! En lisant ces lignes, j'ai compris le malheur de David. Il était, disons, trop « intellectuel engagé ». Ces gens-là se prennent souvent les pieds dans le tapis. Justement, mon copain a fait une chute : il s'est ou a été défenestré. Nous, on l'a appris par la radio. Vous parlez d'un envol : une chute de dix étages pour finir sur le toit d'un autobus ! Résultat, il a explosé en emportant la tête de dix personnes : mauvaise fin ! Mauvaise publicité ! Bien sûr, on l'a fait passer pour un déséquilibré. C'était un écolier perturbé… Moi, je veux bien, je n'étais pas son prof. Il n'empêche ! Les gens se posent des questions. Mon copain était plutôt estimé dans le quartier, où ses parents tiennent un commerce. C'était un garçon tranquille. Il était parti du bon pied dans la vie : il avait des parents aimants, qui avaient les moyens de l'élever ; il n'était pas idiot, pas manchot ; il avait une petite amie, etc. Alors pourquoi aurait-il abrégé sa vie ? Seul, son chat nous le dirait, peut-être !

Le soleil brille, brille ! Je marche en tapant des talons sur le trottoir. Les deux bords de l'avenue sont des lices multicolores. Bannes, enseignes, vitrines : autant d'attrape-mouches ! Nos crânes sont des flippers ! Le mien est surtout rempli du bruit des fureurs révolutionnaires ! Non mais ! Ils nous prennent pour qui, ces marchands de bonheur, ces négriers de la condition humaine ? Non, gredins ! Nous ne sommes pas dupes, la jeunesse n'est pas uniquement préoccupée d'ouvrir le bec ! Nous sommes plus vivants, plus exigeants que vous-même, golems ! Il nous faut trouver un sens à l'existence. Il n'a pas trouvé, mon copain ne trouvera plus ! Je rumine : effort de potache ! Nous sommes presque tous des « petits cons » irrespectueux, paraît-il ; surtout quand l'on ne rentre pas dans le rang. Nous sommes presque tous des bons à rien, fainéants, etc. Voilà t-il pas, que l'on veut nous élever en faisant lever tout le monde : quatre-vingts pour cent de bacheliers dans une même classe d'âge, par exemple. Les vieux birbes se grattent où ça les démange ! Ils disent : « foutaise » ! D'après eux, on ne sait plus lire ou compter… Bien sûr, de leur temps, c'était mieux ! On ne perdait pas de temps ! Dès l'enfance, on travaillait dur, beaucoup ; on savait danser et on faisait la guerre : c'était naturel pour éviter la surpopulation, et on faisait l'amour : surtout pour se reproduire, par sécurité pour l'avenir ! De leur temps, les quatre cinquièmes du monde étaient constitués de rustres que les brutes dominaient, et tout ce beau monde était à peine descendu de l'arbre ! Voilà ce que j'en pense de leur temps : sale manège ! J'abrège ! Nous, nous sommes des « petits cons », évidemment ! Nous n'avons pas le privilège de l'âge ou de la raison… Et quand nous vient l'idée de nous exprimer raisonnablement, c'est facile : « on ne sait pas ce que l'on dit ! On est des irresponsables, tout simplement ! » Voilà où mènent les idées reçues : à pas grand chose, pour voir où ils nous ont menés, eux ! Je marche dans l'avenue qu'ils nous ont tracée et je leur crache à la gueule ! Moi, petit con et fils de pas grand chose, je hais leur simplisme !

A quatorze heures et quart, je prends un café ; à quatorze heures trente, je pique une paire de chaussettes ; à quatorze heures trente cinq, je pénètre dans les couloirs du métro où un sentiment de vacuité m'inonde. Je m'étouffe. Je saute par-dessus les barrières, je saute par-dessus les bancs, et je fais la nique aux flics. Ils me poursuivent et j'attrape une casquette au passage ! J'en fais un frisbee, ils en font un fromage. Je me retrouve au poste avec un œil au beurre noir. Je me tiens la tête à deux mains. J'en ai marre de cette vie. J'étouffe. Demain, je prends de bonnes résolutions. J'en ai marre du vide, j'en ai marre de me cogner partout pour me faire du mal, contre des murs invisibles. Dans cette grande ville, l'enfer, ce n'est pas les autres, c'est l'enfermement… J'ai peur de prendre le chemin de mon défunt copain. A bien regarder, je ne suis pas le plus à plaindre, le flic qui m'a apporté le café, ressemble aux chiens battus. Il est à peine plus âgé que moi. Il a ses clefs et comme Saint-Pierre, il s'est enfermé avec ! … Alors, elles ne lui servent plus à rien, qu'à enfermer les autres ! Dans le fond, je préfère la corde où je me balance, à ce toboggan que les conformistes empruntent par facilité.

Déjanté, iconoclaste, ton compte est bon ! Dans le crétinisme ambiant, on pourrait dire cela et plus encore. Nombre de jaseurs  ne s'en privent guère  ;  et moi, je défie, je joue.  Quel est ce pontife qui a dit que tout étant dit, il n' y avait plus rien à dire  ?  Alors malheur pour nous autres,  nous n'avons vraiment rien, et plus rien, définitivement, à dire ! Mais pourtant si, je commence ici, d'exercer mes bonnes résolutions ; je commence une nouvelle vie ; j'agis et d'abord, ce matin, je me suis levé de bonne heure, l'esprit en fête, je vais dire tout haut ce que je pense, et vraiment tout, je vais chanter pouilles à l'instit. Ce type-là, m'avait pris en aversion. Il fut mon bourreau. Il n'aimait sans doute pas mon personnage ; en retour, je n'aimais pas ces manières de gaucho attardé… Tout le reste est à l'avenant : je lui en ai fait voir de toutes les couleurs, et il m'a saqué à mort. A douze ans, j'étais encore en cours moyen. Alors bien sûr, je passais pour un débile ! Je vais remodeler sa face de carême. Il est le premier de la liste. Je commence dans l'ordre chronologique. Les poings me démangent, je défonce les poches de mon pantalon.

…/...