1991

NIBOR

Il a la sensation, l'œil rivé sur le guidon de son arme, de voir la plaine par un trou de serrure. Un léger vent soulève une brume de sable. A deux cents mètres, le ver de terre humain crisse furieusement sous les barbelés. Nibor croit l'entendre haleter tandis qu'il se tortille, en lançant en avant ses coudes. Au loin dans des ocres qui se perdent en gris, la Somalie. Le soleil s'élève, laissant quelques physalies violettes à l'horizon. Nibor réalise l'événement comme dans une chambre d'échos, avec quelques instants de retard. Il en veut à l'intrus de troubler sa quiétude. Il était bien à l'acmé de son rêve, détaché de son rôle en treillis. Voilà que ce pauvre idiot a décidé de jouer son va-tout : franchir le grand Barra ; quitter sa misère pour en trouver une autre… Le moment est propice : bientôt la relève après quatre heures de veille ; le moment où les yeux rougis, fatigués d'épier, s'aplatissent, la vigilance faiblit. Seulement la frontière n'est plus une passoire depuis l'épisode tragique de Loyada. Les consignes sont formelles : refouler toute rentrée illégale ; au besoin par les moyens les plus radicaux. Les ordres sont les ordres ! … Le filtrage est sévère au point Huit, passage obligé vers Holhol.

Soudain l'adjudant est là, à côté de lui, dans le trou. Il prend les jumelles, la courroie pend sur des omoplates aussi larges que des tuiles de faîtage. Le bonhomme pousse un son inarticulé, les coudes en l'air. Il mesure au moins un mètre quatre-vingt-dix avec un torse d'ovibos. Nibor a vu son espace se rétrécir ; il manque déjà d'air :
- Qu'est-ce que t'attends, Nibor ? Allume-moi ce kafir !
Nibor ne répond pas, la bouche soudain sèche, il tire le levier d'armement vers lui, un clic sinistre retentit, puis d'une saccade, il plaque la crosse contre l'épaule :
- Prêt ! Mon adjudant !
- Va-s'y, nœud !
Nibor crispe les lèvres, il corrige légèrement l'orientation du canon. Son doigt vient se poser sur la détente. L'Autre en face termine sa reptation, il a déjà un genou en pivot et s'apprête à prendre son élan. Nibor se raidit, puis soudain tremble sous les trépidations. Son doigt dans une course lente a fini par déclencher la hargne répétitive de l'A.A.52. Elle vomit douilles et balles dans une longue rafale.

L'Autre se fige un court instant, le sable a giclé à cinq mètres de ses pieds, puis il se met à détaler droit devant lui, sur le passage au travers du champ de mines. Nibor aurait vu un vol de corbeaux sur les yeux de sa propre mère qu'il en fût moins écœuré !
- T'as passé la nuit à lire Mallarmé, Nibor, ou t'es plein comme une huître ? Culbute-moi ce mec !
- Mais mon adjudant, sans sommations ?
- Et mon cul, nœud ! Il a refusé d'obtempérer… Démerde-toi si tu veux pas que je t'oblitère !
Alors Nibor bouge, tire l'arme à lui, et tire, tire, tire, jusqu'à plus bande, convulsivement ; son cerveau grésille à chaque détonation.

L'œil bovin de l'adjudant s'est arrondi sous la surprise. Là où il entendait dénombrer des gerbes d'impacts, il ne relève qu'une traînée, laissée en suspension par les sandales ! La « cible » va disparaître dans les replis du terrain. Le temps de se retourner, l'arme crache encore, il finit par se rendre compte de la supercherie : le canon de la mitrailleuse, renversé dans un angle bizarre, achève d'incendier un pan de ciel rougeoyant au-dessus de la steppe, est-nord-est du champ de mines. Un silence pesant s'abat. L'adjudant soudain muet, livide, est comme statufié…
Nibor déglutit, lui pour qui, la réalité s'est démultipliée, amorce à peine la mesure de son acte. Il tape la culasse bouillante :
- Plus de munitions, mon adjudant !
Il baisse le front, buté ; alors, sans un mot, l'adjudant H. K. ouvre l'air d'un uppercut au sternum, puis éclate en imprécations, il hurle :
- Connard ! Connard ! Connard ! …
Sauvage, il frappe, et comme autant de balles perdues, les insultes et les coups rebondissent sur le corps d'un homme immobile…

Le caporal Nibor fut condamné et dégradé, pour refus d'obéissance et manquement au devoir militaire. Après soixante jours d'arrêts de rigueur et de pelote, durant lesquels il déplaça soixante fois le même tas de cailloux, il fut recraché comme un pépin sur le trottoir de la vie civile. Les médecins doutant de ses facultés mentales, le tribunal aux armées, en temps de paix, douta de ses capacités d'adaptation aux fonctions d'une unité combattante. Il survécut si bien à ce manque d'aplomb, qu'il retrouva le sien, au fin fond des potagers, dans une cabane à Grenoble ; gagnant sa vie comme horticulteur. Il marche aujourd'hui tout de travers, il est borgne, il a la barbe blanche et les cheveux gris à quarante ans, et si son œil recèle tout le mystère d'une caverne, il n'en révèle rien ; il n'empêche qu'il brille de tout ce qu'il n'a pas perdu : une lumière  profonde que ne restitue jamais la matière…



© Jean-Jacques  Rey, 1991