1986


Andji, le câble de remorqueur et les vieux pneus


C'est une histoire apocalyptique ! Andji vient d'une autre planète, il s'apparente plus à un bonzaï, monté sur roulettes, qu'à un anthropoïde quelconque. Ses grands défauts sont de ne point parler dans le sens pétarader, mais de grésiller terriblement dans le silence des étoiles ; en outre il marche au radar, sans bip-bip ou tic-tac, laissant dans la plus grande perplexité, les horlogers cybernéticiens.
Le câble de remorqueur est le lien puissant qui unit les êtres vivants ou morts, beaux, bêtes, bons ou méchants, mais selon qu'il s'enroule, se tord ou se tend, vous étrangle, vous scie ou vous anime. Voyez-vous le bel oscillogramme en perspective ?
Enfin les vieux pneus, qui sont souvent très jeunes d'âge, sont les carcasses déchirées des âmes humaines qui brûlent en dégageant de grosses volutes noires, nauséabondes et toxiques. Ne riez pas ! Ce genre de décharge est à tous les coins de rue, jusque dans les abbatiales.
Le décor planté, passons maintenant au monument : l'acte abject d'imaginer ! …
Au large du cap d'Atotmos, une grande fumée noire s'élevait comme Quetzalcóatl dans les airs. Andji fit baisser le rythme à la salle des machines, il prit sa lunette pour mieux voir le logis du serpent et n'y vit qu'un magma gluant qui s 'écoulait vers la mer. Il pensa : « Qu'est-ce donc ce cloaque ? Me dira-t-on où s'arrête l'ambition du terrien ? Est-ce de cette manière-là qu'il construit son futur ? En glissant comme une vomissure brûlante vers l'antre de son univers ! » Andji intima à l'ordinateur de bord, de diriger la nef sur cette double pollution. Là, des rangées et des montagnes de boyaux noirs fusaient en ruisseaux grumeleux, décomposés par je ne sais quelle bactérie ou pesticide, strictement imperceptible à l'œil nu. Plus rien alentour ne semblait vivre que cet épanchement morbide ; pas même une touffe d'herbe jaunie et rabougrie ; seulement des cailloux, des pans de roches éclatées et cette pisse noire. Une plainte lancinante dont Andji ne pouvait localiser la source, rendait l'atmosphère encore plus oppressante. Quelle désolation ! Etait-ce là, ce cimetière des âmes humaines, perdues, qui n'avaient jamais quitté leurs dimensions ? Pauvres petits terriens qui se dissolvaient en bruissant, bloqués sur la même note ! Andji allait leur rendre service : les faire s'épandre à des années-lumière d'ici ! Il fallait soulever ce dépotoir, pour l'envoyer dans l'espace où il se refroidirait, quitte à générer des nouveaux, de ces météorites qui tamponnent quelquefois le fuselage des vaisseaux interplanétaires, en n'ayant que  le plaisir de traîner dans leur évanescence, un panache incandescent. Andji fit descendre la boucle d'un « cylindre-câble creux cyclotron » : ce fameux câble de remorqueur, et créa un champ magnétique artificiel. Alors les montagnes de pneus s'élevèrent lentement, comme une grappe gigantesque d'ovules en lévitation. Il ne restait plus qu'à remorquer le tout hors du sentier lumineux de la galaxie, et l'abandonner aux vents interstellaires. Ce fut une bien rude journée pour la nef de la voirie cosmique ! …



© Jean-Jacques Rey, 1986