1999

(Texte élaboré à partir d'un rêve)

LE JEAN



- Merde ! Carabistouille !
Etienne pique du nez vers le volant, il voit rouge et un clignotement :
- On siffle sur la réserve de coco, les gars ! …
- Non ! Tu déconnes ? On vient de décoller. Y avait rien dans la citerne ou quoi ? … Craignos !
- On a dû tomber sur un loquedu qui mégotait en fin de mois, ou un nase qui triturait grave avant de décalotter : pas de bol !
- Doucement, les piafs ! Doit bien y avoir une station à portée.
- Avec quoi, on raque le larbin quand il nous cornera au bec ?
- T'es bite ou quoi ? Sans blague ! On trace et il peut toujours courir !
- Tu parles ! Plus simple : on siphonne le tank d'un pédé et voilà tout !
- En plein jour ! T'es pas louf ? on pourrait prendre chaud au derche !
- A quatre ? Non mais tu rigoles ! T'as vu la carre des michous dans le coin ? On pète un coup et ils s'envolent : y  a qu'à se servir !
- Hé mec ! Délire pas ! Vaut mieux glisser : on passe et c'est tout !
- Ouais ! Peinards, les loulous ! Faut pas se faire remarquer pour rien !
Dans la berline qu'ils ont « empruntée », les quatre automédons jouent aux durs : des marionnettes ! Ils tournent de tous les bords, leur face acnéique, épis de la bohême. Ils traversent une banlieue géométrisée, pleine de géophages et de géomètres, sur une route défoncée : sordide ! Les voilà qui slaloment entre des tranchées et dépassent un bulldozer. La terre rouge meugle au ciel, sa douleur d'être éventrée. La naissance, ici, est comme l'enterrement : pleine de trous et de bosses… Ils débouchent sur un centre commercial au coffrage « tchernobylesque » ! Etienne a une illumination :
- Super ! Avant qu'on fasse le plein, il faut que je me dégotte un jean : z'avez vu mon bénard ?
- Ouais ! T'as le look ! …
- Nada ! Il y a plus clodo dans ce zoo barge !

Etienne tape un battant, repère illico des haies de vêtement et s'engouffre dans un tourniquet, sans passer plus en revue la galerie, tout obnubilé par son envie et l'opulence du stock. Il n'y a pas grand monde dans la place, à part deux ou trois chalands qui chinent, plutôt vers le rayon « petites culottes  et chaussettes », assez loin des penderies qui l'intéressent : se servir et filer en douce semble un exercice facile ! Il tâte la marchandise et se dit : « tant qu' à faire, se payer une marque ! »… Au moment où il a fixé son choix, une voix derrière lui, dérange son calcul :
- Puis-je vous renseigner, monsieur ?
Il se retourne, prêt à botter en touche, mais la mine avenante, devant lui, l'en dissuade. Après tout, elle est dans son rôle : c'est une vendeuse, certainement, à la quarantaine épanouie, et pas du genre qui hérisse le poil, ou alors, sur le plan attrait seulement ; et ma foi ! Etienne, lui, se laisse attendrir aisément. Du coup, il s'avise :
- Je ne suis pas dans le supermarché ?
- Non, Monsieur, vous êtes dans une boutique de la galerie marchande. Auriez-vous peur de ne pas trouver quelque chose à votre convenance ?
- Non, M'dame ! A vrai dire… C'est que…
Il s'embrouille ; il regarde sa bouche parfaitement dessinée, ses lèvres purpurines, gourmandes, son sourire large, sa denture éclatante : elle est une véritable réclame pour dentifrice !
- Vous cherchez un jean ?
- Euh ! … Oui ! …
- De quelle couleur ? Noir ou bleu ? Celui-ci, par exemple ? …
Elle l'accroche, il se laisse faire ; d'autant plus docile qu'il est réceptif:
- Oh ! Bleu ! Je préfère.
- Nous pouvons vous offrir les ourlets, vous savez ! Quelle est votre taille ?
Elle parle avec naturel, apparemment sans se soucier de l'aspect du client ; en cela, vraiment impeccable, professionnelle. Il précise. Elle se met de profil pour riper quelques cintres et là, il fait l'inventaire : pas des jeans, mais de ses formes ! Quand elle se retourne, l'argumentaire est fait : il est très intéressé ! Tout proches, le décolleté et le parfum font frémir ses narines. « Elle est vraiment bien roulée ! » : se persuade-t-il. Elle lui montre l'article et passe une main sur son genou, là où son  pantalon est râpé : le pauvre Etienne est tout électrisé !
- C'est vrai qu'il est bien temps d'en changer… Voulez-vous essayer celui-là ?
Et comme il ne répond pas, roulant des yeux effarés, la gorge sèche, elle lui montre les cabines d'essayage, l'air malicieux et maternel à la fois. Etienne est bien « émulsifié », il oublie dans l'instant ses copains : « putain ! Je lui tamponnerais bien la chatte à celle-là ! Faudrait pas qu'elle me supplie ! Je lui fais son affaire en trois coups sur les gogues »… Tandis qu'il s'avance, l'adolescent fantasme. Pas de manières, mais du « savoir-faire », tel est Etienne !


…/...