2005

LE MASSACRE DES PIGEONS



Jean Barnabé referma la portière et leva les yeux au ciel, d'un air inspiré. Ouf ! il y était… Il y avait des chants d'oiseaux dans le parc tout proche. Le coin était tranquille. Jean Barnabé avait terminé sa nuit. Il reprit son étui, posé à terre, et se dirigea vers son domicile. Aujourd'hui il comptait s'en payer une tranche : roupiller jusqu'à deux heures de « l'aprêm » au moins ! Au moment où il tournait la clef de sa porte, il fut interpellé :
- Hé ! vous, là-bas !
« Encore elle » : pensa-t-il, « encore cette mégère ! » Il s'apprêta à franchir le seuil, sans même se retourner. Tous les jours pratiquement, c'était le même refrain : elle lui en voulait, cette peau de vache ! A croire qu'elle n'avait que cela à faire ! Il lui fit un geste d'au revoir…
- Monsieur Barnabé, roi des cons, vous souillez la place avec votre tas de ferraille, sortez-moi ça de devant ma porte ! … Hé ! je vous parle, espèce d'abruti, pauvre type, va !
Elle prononçait cela, avec tout le mépris qu'elle pouvait dans la voix, comme des crachats, mais il n'entendit pas la moitié de la diatribe…

Au début il répondait, et même assez vertement ; maintenant il n'en faisait plus cas. Il haussa les épaules. Il pénétra dans son home. Elle était à moitié folle, de toute façon ! Il avait bien signalé la chose au commissariat tout proche, mais l'auxiliaire, son interlocuteur du moment, s'en était tenu à une écoute polie. « Vous savez ! Si on devait enfermer tous ceux qui ont un petit grain dans la tête, le stade n'y suffirait pas ! Tant qu'elle ne commettra pas un délit… Tiens donc, signez par là » : avait-il dit, d'un air désabusé, en avançant la déposition vers lui, « on ira lui parler » et l'entretien s'était terminé sur cette vague promesse. En fait ils n'avaient pas envie de se casser les pieds, à la police : les conflits de voisinage, c'était comme les voitures volées ou les bastons à la sortie du lycée : de la petite bière qui encombrait les fichiers, et moins on pouvait y consacrer de temps et mieux, c'était… Manque d'effectifs, disait-on, surplus de travail, etc. C'était vrai, en partie, mais on escamotait souvent le je-m'en-foutisme, sempiternel. Il y avait plein de ces petits fonctionnaires, en manque de reconnaissance soi-disant, qui se vengeaient sur l'usager, soit par flemme soit par zèle. Après ils venaient se faire plaindre en prime ! Ils ne savaient qu'obéir aux ordres, alors ils comptaient sur les autres pour les prendre en pitié ; et puis ; de manière générale, dans ce pays, on préférait  guérir que prévenir : c'est vrai que cela ne rapportait pas la même chose en notoriété !

Une fois rendu dans son entresol, Barnabé envoya balader ses pompes sur le tapis, et il s'écroula dans son canapé. Il se mit à fixer le plafond, plein de macules d'humidité, où guettaient des araignées, suspendues à leurs filets. Il avait eu concert hier soir, alors la « journée » avait été longue ! Pendant quatorze d'affilé, il avait officié dans ses différents jobs : coursier, musicien et gardien de nuit, et le matin quand il arrivait, crevé, l'esprit enroulé comme dans du papier buvard, c'était pour écouter glapir cette harengère hystérique : même le Bouddha en aurait pris ombrage ! Mais il était trop fatigué pour ruminer plus longtemps, il ne tarda pas à fermer les yeux, s'abandonnant, se diluant dans son monde clos.

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Il fut réveillé brutalement par un tambourinement à la porte, et comme il ne se levait pas assez vite, on frappa aux carreaux de la fenêtre. Il avait beau avoir neutralisé la sonnette, pour ne pas être dérangé en journée, lui qui dormait plutôt aux heures diurnes, cela résonnait plutôt bizarre, cette visite !  Il entendit des voix  fortes et un piétinement sur le trottoir, et puis soudain une voix bien connue lui parvint : une qui se dérouillait dans le pétrole, comme on disait par ici !
- Vous voyez bien ! C'est un drogué, il fait la vie la nuit et dort le jour. Des faignants, je vous dis, ces jeunes, des bons à rien. Ah ! de mon temps, on les aurait fait lever à coups de pied dans le cul, des oiseaux pareils !
Il se demandait bien à qui elle pouvait parler, cette vieille chèvre ! Ah ! mais c'est qu'elle n'aurait pas rater une occasion de se mettre en valeur ! Qu'est-ce qu'elle avait bien pu inventer encore ? Il se précipita vers la porte, grognon et fébrile : Barnabé avait horreur d'être réveillé en sursaut et qui plus est, d'être bousculé au réveil. Quand il vit ce qu'il y avait sur le trottoir, entourant les marches qui menaient à sa porte en contrebas, il resta perplexe, à leurs pieds. Ils étaient toute une bande qui le surplombait, avec des panneaux et des calicots : des vrais extra terrestres ! D'où qu'ils sortaient, ceux-là ? Il y avait là de tout : des jeunes, des vieux, des deux sexes, dans toutes les tenues, toutes les couleurs. La raison de cette manifestation lui échappait complètement. Des flashs le firent cligner des yeux. Hésitant, il demanda :
- Qu'est-ce qui se passe ? Je peux vous être utile ?
- Mais bien sûr, monsieur le massacreur de pigeons !
- Vous n'avez pas honte ? Que vous ont-ils fait, ces pauvres oiseaux ?
- Regardez messieurs, dames, voilà l'affreux, l'exterminateur, le bourreau de la gent ailé ! …
- Normal ! comme il est trop con pour s'envoler, il veut que tout le monde reste à son niveau ! …
- Hou !
- À bas !
- Aux chiottes !
- Allez-y, prenez-le en photo, ce taré ! …
etc.
Pour le coup, la mâchoire de Barnabé plongea vers le sol : « qu'est-ce que c'était cette foutaise ? » Il n'arrivait plus à articuler un mot, tellement il était abasourdi, et comme il restait planté là, sur son seuil, l'air penaud, les autres en rajoutèrent une louche, persuadés de leur avantage. Il eut droit à des sifflets et des huées ; ce qui à vrai dire n'apportait rien de plus, enfin si, à lui redonner de la voix !
- C'est quoi, cette histoire de pigeons ? Vous n'avez que cela à faire : emmerder le monde ?
- Mais monsieur, la merde, c'est vous ! Vous êtes plus ignoble que les chasseurs qui, eux, au moins, mangent ce qu'ils tuent…
- Mais à la fin, allez-vous cesser de m'insulter ! Je ne vous ai rien fait, moi, et je ne vois pas de quoi, vous voulez me parler…
Il n'eut pas le temps de fermer la bouche, l'explication lui vint, en pleine figure ; il reçut une poche qui lui éclata dessus : c'était plein de fientes, encore molles ! Là, c'était le comble ! Barnabé eut la rage, il grimpa les marches comme une fusée et empoigna le premier venu, qu'il gifla à tour de bras. Il s'ensuivit une bousculade, qui le ramena sur les reins de deux paltoquets, sur son paillasson. Inutile de le dire, la sono y était à tous les étages : des grilles du parc public, en face, au seuil de sa tanière, et là, c'était le mot, car Barnabé était transformé en blaireau ! … Il brossa encore copieusement le dos de ceux qui lui avaient servi d'airbags, et les renvoya d'un jet puissant, sur le trottoir. Excédé et à bout de souffle, il claqua la porte au nez des importuns, après un dernier bras d'honneur à la foule : au point où il en était, peu importait qu'il se souciât d'être poli ! Il était bien décidé à ne pas s'en laisser remontrer, si par hasard ils insistaient. Après, il allait falloir tirer cette affaire au clair, et pour commencer trouver un terrain neutre où sonder, et pour le moment il n'avait pas d'idée sur le sujet : « qu'est-ce que c'était encore cette histoire de merde ? Les pigeons et