2002

LE GROS LOT



Jerry rêvait. Il se rapprochait d'une étrange planète, à travers un gros œil liquide, qui la grossissait cent fois : c'était une vraie taupinière ! Il y avait du brouillard et Louisa était assise à côté de lui, le menton sur les genoux. Ils étaient rendus aux confins du monde connu, dans la lande, où la végétation ne dépassait pas mi-corps. Jerry, engoncé dans le sac de couchage, laissait juste dépasser le sommet de son crâne, sous les genêts. Louisa veillait, anxieuse. Elle n'était sûre de rien, et surtout pas du succès de leur entreprise. Demain pouvait n'être jamais… Aussi son esprit cherchait-il à deviner la présence des « Inmates ». La nuit passa ainsi et fit place à une laitance qui les dissimulait aussi bien. Un amphibie coassa, tout près, incongru. Jerry ouvrit les yeux, et se mit sur son séant, plein de lourdeur. Il quittait à regret un film enchanteur et bougonna, mal réveillé. Il pensait déjà à l'inévitable corvée de se remettre sur pieds, et d'avancer sur ce terrain accidenté. Jerry était un « peigné-laqué » : il n'avait connu que l'univers citadin auparavant !

Pour aller au Singaroth, lieu de rendez-vous, il fallait donc traverser ces terres inhospitalières, balayées par des vents glaciaux, balafrées de ravines. Louisa se demandait si son compagnon serait à la hauteur. La Résistance lui faisait confiance, et l'avait désigné comme convoyeur, mais elle le trouvait antipathique. Jerry avait été policier, du temps béni où les « Inmates »  n'étaient pas encore venus sévir. Depuis il avait, à l'instar de quelques lucides, choisi de résister : c'est à dire survivre. Cela ne garantissait pas sa largesse de vue, loin de là ! Louisa pouffa. L'instant d'après, elle haletait, prise d'une dyspnée inhabituelle.
- Ce n'est rien, juste le manque d'oxygène ! Économisez vos forces ! On arrive au précipice…
Tandis qu'il l'avisait, Jerry regardait de biais, concupiscent, se soulever, la poitrine de Louisa. Elle avait un visage d'adolescente et des formes plantureuses sous ses habits moulants : pas du tout la représentation qu'il se faisait d'une magicienne ; Jerry en était resté à l'imagerie primitive ! Il détourna les yeux bien vite : son pendant l'interrogeait crûment…

Fantomatiques, des écheveaux de racines aériennes apparurent ; presque en filigrane, tant le brouillard était dense ; mais ils n'intéressaient guère les fugitifs. Jerry scrutait la rocaille. Il cherchait le cairn qui signalait le début d'un escalier. Celui-ci, taillé à même le roc, permettait d'accéder plus facilement au fond du canyon, et de là, en suivant l'eau vive du Samok, d'arriver vite, directement, à cet « au-delà » : le Singaroth. Jerry heurta un fil invisible, il le sentit à peine se rompre et se pencha instinctivement, pour en saisir une extrémité. C'est cet instant que choisirent les « Inmates » pour attaquer. Ils utilisèrent des neuroplégiques et des grenades à gaz asphyxiants : comme d'habitude ! L'ancien flic plongea au sol et tira au jugé ; Louisa, de même. Ils avaient bien sûr leurs masques, si incommodes : des vieux modèles ; mais quand même, dans ce cas, on oubliait l'inconfort ! La position n'était pas bonne, Jerry s'en rendit compte tout de suite. Il se voyait pris, et alors, la prise d'une capsule de poison aurait été préférable… Il n'avait pas de regrets, il regarda où en était Louisa. Elle lui fit signe à travers les herbes…

Des ombres venaient de leur sauver la vie. Elles avaient sauté sur le groupe d'Inmates, et les avaient découpés en rondelles, à coups de machettes ; puis les ombres firent cercle, autour des deux fugitifs : Jerry et Louisa, abasourdis. C'était des êtres humains au visage bronze, émacié, ridé : un peu comme ceux des asiates sur Terre, au troisième âge. Ils étaient cinq. Ils se présentèrent comme des alliés. Leur chef : un « capitaine-fourraine » , tendit la main à Jerry, qui sembla d'un coup, plus épanoui. Au même moment des rayons parvinrent à sourdre du brouillard. Une lumière blanche régna sur la lande. Les Inmates par terre, ou ce qu'il en restait, fumaient. Ils ressemblaient à des concombres, au dedans.

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- Mais non, tu vois bien ! …
Le capitaine-fourraine s'emporta contre un de ses compagnons. Le sentier se dédoublait, et il changeait de tracé : il s'élargissait dans les deux directions. Il fallait se décider : monter ou descendre ! Les asiates n'étaient pas d'accord entre eux, sur leurs mesures de position. Ils venaient du Nortabuland : une région de l'équateur de cette planète, et ils ne connaissaient pas ces confins, pas plus que Jerry d'ailleurs. Ici , tout se déréglait ; c'était comme l'homme au fond du puits ou le manque épisodique d'oxygène.
- Bon ! Pour Xiros, c'est par là ! …
Jerry avait tranché au hasard. Il n'avait plus envie de descendre au ralenti. Il se lança hardiment, dans le lacet montant qui menait on ne sait où, et le reste du groupe suivit. Louisa était perplexe : malgré leur bonne volonté, les asiates lui paraissaient aussi « fiables » que son partenaire ! C'était des combattants ; les deux groupes s'étaient bien trouvés : mais après ? Le Samok était loin derrière, maintenant. Comme il eut été plus facile de le suivre, en humant ses courants d'air ! … Mais aussi, les Inmates avaient dû le « baliser »… Ils l'avaient  traversé à gué, comme un troupeau égaré, en transhumance, et cela avait été un grand moment de transe. Par chance les Inmates n'étaient pas au rendez-vous !

Les Inmates étaient des gros vers à soie, tout le monde le savait, venus de l'espace en l'an 1440. Ils avaient conquis la planète d'Ektantéra, et ils aimaient bien les hominiens : trop évidemment ! … A Xiros, les fugitifs pourraient se reposer. On ne savait pas pourquoi, la ville n'intéressait pas les Inmates. C'était une vieille ville, bâtie autour d'un sanctuaire, sur un pic de roches rouges : une dent des dragons célestes, disait-on. Louisa se rappelait d'une vue générale, sur un atlas : le site était très pittoresque. La ville était parmi les plus australes de la planète. A Xiros, Louisa rejoindrait la Résistance : en tout cas, c'était le but du voyage. Ils arrivèrent à un cirque, après bien des efforts. Le lieu semblait engageant. Tout autour, on voyait les ouvertures d'habitations troglodytiques : la roche était percée comme une passoire. Louisa alla s'humecter le visage, à une cascade. Elle fit sauter son bandana, et sa chevelure flamboyante se mit à flotter. Malgré sa tenue sportive ou bien grâce à cela, elle se montrait décidément à son avantage ; le regard des hommes, à proximité, en décidait ainsi. C'était un heureux divertissement qui rappelait aussi, pourquoi on résistait…

Des habitants venaient à leur rencontre, sans hâte ; cela les mit en confiance. La petite troupe s'était aventurée dans le cirque, dans l'espoir d'obtenir quelque ravitaillement. Ils étaient à cent pas les uns des autres, quand une grenade roula dans leur dos. Le tintement les fit se retourner. La grenade fusait : gaz asphyxiant ! D'autres arrivèrent, et les lanceurs : des hominiens, semblaient puissamment armés. Ceux qui venaient au devant des fugitifs, se mirent de la partie. Pris en tenaille, Jerry et les autres s'égayèrent dans le décor, mettant à profit les éboulis ; mais ils étaient obligés de s'enfoncer dans la cuvette : autrement dit, de se jeter dans la gueule du loup ! Louisa se retrouva isolée, à ramper comme un reptile. Elle n'avait que des armes conventionnelles : pistolet et carabine. Son pronostic pessimiste sur les capacités de ses compagnons, se trouvait vérifié. Elle pénétra dans une antre, en proie à une colère intense et décidée à vendre chèrement sa peau ; mais ce qu'elle vit, l'horrifia : dans la pénombre, étaient suspendus au mur, des cadavres éviscérés : des grands et des petits, ceux de la maisonnée, certainement. Les Inmates étaient passés par là : c'était