L ' OBJET



Elle dormait d'un profond sommeil et je ne connaissais pas son âge. Aucune ride n'aurait fourni le moindre indice. Son histoire lui aurait accordé un quart de siècle tout au plus.

Couchée devant moi, muette, brillante, j'ai craint de la heurter dans son sommeil. J'aurais voulu un réveil plus doux, moins clinquant. Je n'ai rien dit, rien fait... et pourtant, elle rougissait, pâlissait. À quel point mon regard pouvait-il me trahir ? Oserais-je déclarer l'émotion de ma culpabilité, la crainte absurde d'une joie trop intime ?

Dans le creux de sa joue creusée comme un cuilleron, un maître artiste avait gravé le premier rayon de soleil. De quel rêve était-elle issue?

Je voulais lui parler mais elle ne comprenait pas mon langage. Et sa langue à elle ? A t-elle seulement les moyens de communiquer ?

Le doute ! J'ai cru voir la prostituée. Je n'avais qu'un chéquier sur moi. Elle n'aimera que le liquide, c'est certain. Tant pis !


A plusieurs questions, elle resta muette. Je tentai l'impossible caresse, la tendre et superbe caresse d'un doigt... Peine perdue ! Elle conserva sa pose de pierre brillante sans cligner des yeux. Elle me fixait. Je me sentis gêné. Son corps nu et brillant de vif argent pénétrait mes pupilles. Mais la brillance perdait son éclat et accusait quelque endroit sombre et mat au creux de ses flancs. Je craignais une maladie honteuse. Où trompait-elle déjà sa honte à venir, l'humiliation de mes lèvres et les soupirs de ma langue ?

Par la croisée de soleil palpitait un air vif et pur. Je me levai et accordai à l'espace le temps d'une pensée. L'angoisse jaillit à l'instant. Je me retournai vivement : une tache, une toute petite tache maculait l'arrondi de son pied. Je déchiffrai avec peine; d'abord un... G, puis un D... ! Le reste... illisible !

Je voulus à l'instant supprimer cet obstacle qui fermait le chemin de la vérité. Il fallait frotter, limer, raboter....

Le CRI silencieux jaillit aussitôt :

"NE ME TOUCHEZ PAS ! "


Ce tatouage ! Et à cet endroit ? L'indéchiffrable engramme cachait un mari, un amant, un maître... Je connus la jalousie et j'allai la renverser ? Fi de sa permission ! Je lui décochai une bourrade qui la retourna, ventre en l'air. Ivre de colère, j'allais la battre lorsque soudain le désir me submergea à nouveau. De la lumière, je sombrai dans le côté de l'ombre.

Le ventre opulent et profond masquait mal les auréoles jaunâtres de la décrépitude. Au plus profond de l'arrondi, dans cet endroit obscur, touffu et mystérieux, perlait toujours la goutte cristalline qui m'attirait à la fois d'envie et de dégoût.

Je saisis mon mouchoir et, de toute la force de ma hargne, je frottai la zône maudite jusqu'à faire mal. La couleur de l'ictère voulut résister mais enfin céda.

Silence ! Pas même un merci ! Muette, toujours muette, muette pour la vie !

Par la fenêtre illuminée, jaillissaient les bruits de la vie. Combien de mains t'ont saisie, combien de bouches t'ont sucée et lavée, retournée, suggérée, engouffrée, bue, mijotée, embrassée, enfournée tout entière dans l'orifice béant, combien de langues t'ont liquéfiée, arrosée, léchée, aspirée, lénifiée, croquée, mordue, arrachée, glissée, amollie, ramollie, démolie, assaillie, saillie, suppliée, pliée, dépliée, déliée, déflorée...

As-tu beaucoup voyagé ?


Elle aimait les plats exotiques, les plats simples, les plats plats, les plats complexes, les pâtes plates, rondes, effilées, les viandes juteuses et perlées, les graisses lourdes et légères, la légèreté des mousselines, les mousses au chocolat, chocolat de rêve, rêve et réalité, perles de dessert et de sucrerie...

Appréciera t-elle mon déjeuner ?

"Veau aux poires et noisettes, sauce miel - framboise !"

Le dessert : L'idée n'est originale que dans la forme et la présentation. Quant au fond... Crème caramel aux fruits de la passion, nappée, saucée, inondée, submergée de caramel, beaucoup de caramel.

Ô ma petite ! Ne pourras-tu jamais me raconter toutes ces belles images emprisonnées ? Où sont passés tous tes souvenirs, ceux de tes dîners et soupers, de tes collations discrètes, ou même des repas frugaux et amers ?

Combien de palais ont connu la joie de ta présence, combien de Rois, de Reines, de Princes et de Princesses se sont ébahis devant ta petite taille ciselée au millimètre, beauté rare, esthétique, élégance, pureté ?

Pourquoi ne dit-elle pas les mots que j'attends ? Quel obstacle mystérieux s'insurge entre elle et moi ? Saisira t-elle mon coeur et la moitié de mes secrets ?

Quel miracle de l'absurde l'a conduite là, devant moi sur ma table ? Des images viennent et s'en vont, des idées fugitives et bizarres. En un très court instant, j'assiste à sa vie. La gravure tatouée venait de surgir comme un engramme ciselé dans l'argent passé de ma... petite cuillère



© Jacques Vallerand & Zorica Sentic, 2005