*NOUVELLE DONNE*



Nos nouvelles demeures faisaient parties du lot numéro 111. Ainsi chaque quartier composé de trente habitats correspondait à un numéro unique, son périmètre étant lui-même sous protection de l'État.

Les quartiers n'avaient aucun accès direct à un autre. La politique sociale extrême, mise en place dans les années 2000, trouvait satisfaction auprès de ses concepteurs en ce début 2006. Le lot 111 regroupait les citoyens "SANS", ils avaient perdu toute identité en nom propre, la loi du 14 JUILLET 2005 stipulait que toute personne sans activité reconnue "d'utilité" pour la patrie perdait de fait ses droits fondamentaux, et elle encourait une mise sous tutelle de l'État, à la fin de la période de réhabilitation : d'une durée d'un an dans le lot 33. La "réhabilitation", mot barbare des despotes, LILAS en connaissait les goûts, les saveurs, les odeurs, qui surgissaient au moindre écart de son souffle, au cours de l'année qui l'avait lessivée dans ce lot 33 de la banlieue BORDELAISE.

Son dernier entretien avec les inspecteurs de la maison pour l'emploi s'était soldé par un échec, elle fut amenée directement par la brigade de la S.E (surveillant de l'État) dans le lot 111.

Les maisonnées, composées de trois pièces, étaient alignées sur deux rangées, seule la maison des S.E se distinguait des autres, grande, spacieuse, avec jardin attenant. Le 111 vivait au rythme imposé par les gardiens, chaque habitat était réveillé par une sonnerie intérieure dès six heures trente du matin.

A huit heures, nous devions nous rendre au kiosque de la distribution des tâches. Les regards étaient hagards, nul n'osait parier, encore moins se sourire. Abrutis par ces nouvelles donnes, la population pensait vivre un cauchemar surgi du fond des temps. La plupart étaient dans d'autres temps des êtres actifs, licenciés de la vie sans espoir de revenu.

L'État avait répondu à sa manière aux révoltés.


*IMPAIR*

LILAS, en cette journée glaciale, avait pour mission de faire la tournée du 111 afin de récolter les doléances des unes et autres. Ce n'était pas la première fois qu'elle participait sans choix à ce semblant de démocratie, comme d'ordinaire elle ramènerait une besace vide aux S.E. De leur visage puant d'autosatisfaction sortirait un rire gras et leur bouche avide cracherait sur nos désirs éteints. Comme d'habitude, LILAS rentrerait sa colère. La larme qui coulerait peut-être le long de sa joue, était celle d'une part d'humanité qui n'était pas encore éteinte.

Le froid décuplait cette pression cauchemardesque. Nous n'avions de raison de vivre que dans nos rendez-vous clandestins. Peu nombreux à défier nos S.E, assez pour se retrouver et se compter en dehors du lot 111, puis rejoindre les résistants du lot 33. Le plus douloureux n'était pas la crainte de se faire prendre, mais de reconnaître dans les visages de nos gardes d'anciens militants qui, sans contrainte, juste pour le gîte et le couvert, servaient "la nouvelle donne".

LILAS, cette nuit, était absente. De retour, glacés par l'attente, nous pûmes constater ensemble, avec stupeur, que sa porte était signée du cercle noir. Le cercle noir : effet d'un amendement de la loi du 14 JUILLET 2005 qui stipulait que toute personne soupçonnée par geste, parole, écrit ou attitude ou s'opposant aux règlements intérieurs, se verrait sur le champ emmenée dans les terres des LANDES. Nous savions toutes et tous que personne n'en revenait....

L'État répondait aux révoltés.


*PASSE*

Dans les terres LANDAISES, la vie n'était faite que de survivances ancestrales. Bien sûr les révoltés baignaient dans une atmosphère aseptisée. Mentalement et physiquement, ceux qu'on appelait des "revs", suivaient le programme de réinsertion sociale comme le stipulait l'article 37 de la nouvelle donne.

Les levers étaient doux et musicaux au grand étonnement des nouveaux, les petits déjeuners, bercés par des mélodies laiteuses, dirigés par des S.E suaves, vomissaient l'aigreur des jours.

Les plantations de riz, dans ces restes marécageux, ne produisaient que la mort de la lucidité des êtres en pénitence.

LILAS pourtant se souvenait de Brassens, de Paul Eluard, de Téléphone, embrassant et serrant dans ses entrailles celles et ceux qui avaient crus naïvement que d'autres mondes étaient possibles.

Ici, la mort ne venait pas par la maltraitance, mais par la déchéance morale, l'interdit pourrissait les envies et sans espoir, le reflet du miroir ne pouvait être que noir.

Ainsi les terres LANDAISES, dans leur mystère, s'appropriaient les "revs" en détruisant leurs songes. Les révoltés du lot 111 dépassaient leur mémoire pour se souvenir du temps qui passait.

L'état maîtrisait la donne.


*GAGNE*

Pour un peu, nous pensions que la terreur sociale du capitalisme avait supprimé la moindre once d'humanité. Les médias osaient de temps à autre, en filigrane, retranscrire une parcelle de nos vies. L'insouciance du dehors relevait plus de I'angoisse que du mépris. Ils savaient mais, leur pensée les enfermait dans l'oubli rédempteur.

En ce jour de printemps, des journalistes de L'EMPÊCHEUR se faufilèrent dans le lot 111, avec notre complicité. Ils en ressortirent trois jours après, photos et témoignages à l'appui, ils publièrent les impressions clandestines, dans une édition spéciale : " L' ANTISOCIALE ou les portes du carnage politique". Voilà ce qu'ils y disaient :

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D'annonces en effet d'annonces sur la baisse du chômage depuis 2005, l'État vous a menti au-delà de l'imaginable. Nous nous sommes rendus sans autorisation dans une zone dite de réhabilitation sociale, devant nous les portes de I'enfer se sont ouvertes. Comment imaginer une citée pavillonnaire sans âme ? Pas de cris ni de rires, les locataires forcés sont aux ordres de gardiens qui furent au temps jadis leurs amis. Au grand jour, ces S.E sans scrupules, nient tout implication dans le processus de contrôle des sous-individus, ils vous expliquent avec conviction que les responsables de cet état de fait sont les fraudeurs, précaires, sans papier ni domicile, les lots sont donc une « aubaine » pour ces mendiants du bien économique ; mais c'est faux ! Les femmes et les hommes que nous avons suivis durant notre enquête n'ont rien de délinquants. Ils semblent pour la plupart partis vers un imaginaire compensatoire ; d'autres, moins cassés, nous ont invités à une rencontre nocturne. Les ressortissants du lot 111 ont tous la cinquantaine, un peu moins pour certains, un peu plus pour d'autres. Ce sont les non reclassables. Les plus jeunes partent directement sur les terres LANDAISES par mesure sécuritaire.

La rencontre avec les moins cassés a eu lieu le deuxième jour de notre enquête.

Ils avaient creusé une galerie et aménagé son centre en lieu de résistance. Nous sommes restés avec eux toute le nuit, sans pour autant distinguer leur visages, aucune lumière n'étant autorisée. Ils se faufilaient dans ces couloirs de taupe sans heurts. Quant à nous, nous sommes tombés maintes fois. A un moment, une voix s'est élevée au dessus des autres, elle disait : DEMAIN EST POSSIBLE.

De retour à l'aube, ils nous ont donné l'ordre de rester planqués dans leur taupinière, d'écouter et de faire notre boulot de reporter.

Nous ne savons pas comment ils ont opéré. Pendant plus de deux heures, ce fut un vacarme assourdissant, d'injures, de pleurs, de chants de révolte ; puis, le silence total.

De nouveau à la surface, nous n'avons pas revu le moindre visage familier, tous les S.E étaient ligotés, rouges de fureur. Une pancarte décorait l'entrée du lot * * /« Nous sommes des millions et l'État est seul »/ * *.

Nous, journalistes de L'EMPÊCHEUR, rejoignons la clandestinité avec les résistants "d'autres mondes sont possibles".
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Ce fut la réponse des précaires à l'État.


© Marie LOHRER, vendredi 10 novembre 2006