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Le regard bleu



Dites-moi comment est le baiser / d'une femme. Donnez-moi le nom de l'amour:/
je ne m'en souviens plus
Marcos Ana

   
                                                           
   Après 23 années derrière les parois, le plus difficile fut la liberté. Apprendre à être libre. Marcos savait vivre dans la prison, où l'affection envers (et de) ses camarades était son soutien et son moteur. Bien qu'il ait été torturé jusqu'à presque en mourir ; bien qu'il ait vu assassiner tant de vies ainsi que sa jeunesse, il a gravé dans sa peau et son être les rires de ses amis et leur générosité. Avec eux il partageait la faim et le pain, les rêves et les hommages avec lesquels --dans les ombres de l'ombre et avec ingéniosité-- ils honoraient les grands poètes. La prison était une « université démocratique », un foyer. Marcos a fondé les cercles littéraires, bien que l'imagination ait été sauvagement persécutée. Les geôliers devaient éviter la fuite physique des prisonniers ; et le chapelain, la fuite spirituelle. Il fallait empêcher la poésie, parce qu'elle était
ennemie du système, elle était un être de plus à incarcérer… incarcérer le soleil ?  Allez !
    Dans la décennie des années 50 et à une cellule de châtiment inhumain ses compagnons l'ont approché, ils savaient comment : --oh, quelle grâce l'imagination !--, un stylo et des poèmes de Neruda et Rafael Alberti. Il les a lus plus de mille fois et…. il a commencé à écrire !  Mais... comment garder son mot écrit ? Et ici encore une fois la créativité. Ses « collègues » de prison apprenaient de mémoire ses vers, et ceux qui récupéraient la liberté étaient
recueils de poèmes parlants de Marcos Ana, connu encore comme Fernando Macarro Castillo. Un temps après, il a reçu un petit livre publié avec ses poèmes… Homme, quel bonheur ! C'était les deux premières éditions de « Je t'appelle depuis un mur », publié alors au Mexique et au Pérou.
   Comme un jeu interminable de miroirs reflétés en eux-mêmes pour se multiplier, la caméra d'Almodóvar montrera aux
esprits assoiffés du monde, la vie de notre personnage et concitoyen… oui ! Ça alors ! Telle succession de hasards ! … Le cinéaste est né dans La Manche, à l'égal de l'une des œuvres suprêmes de la littérature universelle : « L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche »; de même que Don Miguel de Cervantes Saavedra, son auteur, qui avait ouvert les yeux à la vie à Alcala de Henares, dans une ville de la fameuse région, où Marcos demeurait depuis ses neuf ans et subissait son premier emprisonnement… Le hasard existe-t-il ?
   Vierge jusqu'à ses 42 ans, pour Fernando Macarro le monde extérieur était une légende, une fable, une fiction. Il n'y avait pas de murs, mais le ciel ; il y avait du lard ! --ce lard, son rêve d'affamé durant les 9.000 jours et nuits de sa réclusion--;  il y avait des voitures, des affiches lumineuses, des magasins ... des femmes ! Il y avait une vie « normale » qu'il avait oubliée après tant d'années derrière les parois. Habitué à l'horreur et à la nécessité, les lumières l'étourdissaient, il rendait la chère qu'il avait convoitée : il se sentait dans une autre galaxie... jusqu'à ce qu'arrive sa nuit bleue.
   Elle. Elle croyait qu'il était grisé et elle essayait de lui rendre l'argent, qu'il devait payer, car la jeune fille se prostituait. Fernando Macarro ne savait que faire, tout seul avec une femme et dans un hôtel ; il se sentait maladroit, étranger, désorienté, jusqu'à ce qu'il lui raconte la vérité : les 23 ans de prison et son inexpérience sexuelle. Elle s'est alors
consacrée à lui avec amour : elle l'a emmené se promener par Gran Vía de Madrid et ils sont allés dîner, tandis qu'il parlait et parlait, comme une graine qui trouve sa terre fertile après la sécheresse.
   Le regard bleu a pleuré. Il a tant pleuré, pendant que Fernando lui contait le seul monde qu'il n'ait jamais connu. Il a pleuré pour
toutes les  choses qui méritent des larmes (Jorge Luis Borges). Isabel Peñalba  --c'était elle, oui-- l'a ramené  ensuite à l'hôtel et est parvenue à ce que Fernando lui fasse l'amour. Elle voulait qu'il renaisse, elle voulait l'inaugurer. Au petit matin, entre chocolat  et beignets ils étaient unis dans le lit, et quand le poète qui venait de naître  « viril » arriva de retour à sa maison, il  trouva  dans sa poche les cinq cents pesetas du paiement qu'elle n'avait pas voulu. Et un papier,  un appel, une prière d'amour : « pour que tu reviennes cette nuit ».     
   Il pensa à elle toute la journée avec désir et émotion, mais la crainte de l'offenser avec l'argent --qui était avant tout, ressource d'Isabel-- se mélangeait à celle de détruire le souvenir de cette nuit de magie et pureté. Il ne savait pas s'il devait y aller, et ce fût une fleur encore, qui le conforta dans sa décision. Il acheta des douzaines de fleurs aussi lumineuses que celle, née dans la paroi la plus cruelle, qu'il avait adoptée comme un bébé. Les 500 pesetas --le prix de la nuit-- se transformèrent en un bouquet de boutons d'orchidées et magnolias. Il les laissa à la réception de l'hôtel, avec une carte : « Pour Isabel, mon premier amour ».
    Franz Kafka a écrit que tant qu'on ne cesse de monter, les marches ne cessent pas; sous les pieds qui montent, elles se multiplient à l'infini. Isabelle a été la marche de l'amour.
   Almodóvar se réjouit dans cette courbe d'aurore, d'un tel ravissement de tendresse que les souhaits de sa caméra pourront refléter.
   Avant, bien avant, le phare de Marcos avait été l'affection envers ses parents, à qui il a pensé pour honorer le pseudonyme avec lequel nous le connaissons. Il a choisi Marcos, pour son papa : oh!, cette image d'une casquette solitaire saisie dans la branche d'un arbre brisé, quand un bombardement l'a assassiné; les yeux dévastés du fils avaient 17 ans. Il décida de s'appeler Ana, pour sa maman. Dévouée, sous son foulard noir, elle allait toujours le voir en prison ; et une fois encore, ils ne l'avaient pas laissé entrer. Le poids de son calvaire intérieur à dos, sachant son fils condamné à mort, elle avait commencé à revenir sur ses pas. Elle est tombée au sol, frappée, humiliée par les gardes.
   Maman Ana est morte dans un fossé, en ce Noël de 1943 : « …
qu'elle est morte à genoux, ils m'ont raconté /crucifiée dans un rondin de pleurs, /avec mon nom de fils entre ses lèvres/ en demandant à Dieu la fin de mes chaînes ».


Les Feux de la Rampe



Mon péché est terrible ; /j'ai voulu remplir d'étoiles/ le cœur de l'homme
Marcos Ana



   Depuis sa libération en 1961, grâce à la pression internationale, -- puisqu'il était condamné à soixante années d'emprisonnement--, il a parcouru l'Europe et une grande partie de l'Amérique brune. Il a connu Louis Aragon, Pablo Neruda, finalement Rafael Alberti et María Teresa León, Salvador Allende, Nicolás Guillén, Picasso, Yves Montand, Michel Piccoli, Prévert, Jean-Paul Sartre, Joan Báez, Miguel Ángel Asturias, Pedro Vianna et tant et plus. Il a transformé sa vie en une défense pour la liberté, contre tout autoritarisme. Il a fondé et il a dirigé à Paris, jusqu'à la fin du franquisme, le Centre d'Information et de Solidarité de l'Espagne (CISE) que Picasso a présidé. Et chaque personne qui l'interviewait, et encore aujourd'hui, repose toujours cette question : Miguel Hernández a-t-il vu dans la prison l'énorme poète à l'âme de cristal ? Oui, il l'avait vu. Au « Feu bleu de la poésie » --comme le nommait Neruda--  le franquisme l'avait assassiné à 31 ans, avec une tuberculose empoisonnée, dont ses bourreaux ne s'étaient jamais occupés.
   Pour ses deux ans de liberté, Marcos connut Vida Sender, qui fut sa femme durant de nombreuses années. Aujourd'hui séparés, ils entretiennent une amitié toujours plus profonde et partagent l'amour de « Marquitos » qui vit avec lui. « Marquitos » --actuellement caméraman, photographe et documentaliste-- est le fils du couple et la plus grande offrande que notre Quichotte ait reçu de la liberté.
   Mais il y a eu d'autres rencontres. Comme celle,  avec cette musique d'accordéons et violons que, d'un orchestre lointain, il avait écoutée dans la prison de Burgos en Noël '60. Il n'a jamais su le nom et, bien qu'il la cherchât avec obsession, sans cette donnée et sans pouvoir la fredonner, il n'était pas possible de la trouver.
    Puis, le vertige des voyages, l'emporta à Copenhague où son lieu de résidence lui était offert dans la maison de… Karen. Haute, belle, fascinante, la déesse nordique ne pouvait communiquer avec lui que par signes. Marcos ne parlait pas un mot d'anglais et pas question du danois. Intimidé --toujours plus chaque minute et sans mot dire-- il la regardait à la dérobée depuis un fauteuil ; elle le perçut : l'installa dans le canapé, atténua les lumières jusqu'à créer une atmosphère ténue pour accentuer la détente. Ensuite elle posa une musique choisie sur le tourne-disque et le laissa afin qu'il puisse se délasser.
   Alors, le sourire de la vie. Le miracle. La mélodie que le poète écoutait était celle du film « Des Feux de la rampe »,  la même que ce Noël; celle qu'il avait tant cherchée. La musique a provoqué un sursaut qui fit revenir Karen, inquiète, et s'asseoir avec lui, presque
en lui. Le reste fut, l'embrassade silencieuse, la vibration à l'unisson, et le langage de l'amour et de la passion. Durant les cinq jours de sa permanence au Danemark et dans tant d'autres de sa vie d'homme libre, l'enchantement a peuplé d'étoiles le héros qui remplit d'étoiles le cœur de l'homme.
   « Dites-moi ce qu'est un arbre », Marcos Ana clamait au ciel le poème qui a donné le nom à son dernier livre.  Aujourd'hui, déjà tous les bois, tous les oiseaux et tous les fleuves ont conté son histoire. Aujourd'hui il se reconnaît comme un «arbre miraculeux», parce qu'il continue à dignifier la condition humaine. Et il embrasse les mots de son Paul Éluard admiré : «
Les barreaux de la cage/Chantent la liberté /Un air qui prend le large/ Sur les routes humaines / Sous un soleil furieux /Un grand soleil d'orage ».


http://www.cristinacastello.com


© Cristina CASTELLO, octobre 2008

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